20 Fév 2010, 4:38
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L’incohérence temporelle et la perception des bénéfices des soins préventifs

Nous faisons tous, je crois, l’expérience quotidienne de remettre à plus tard des choses que nous pourrions faire le jour même. Proverbes et auteurs ont souvent relevé ce constat, Sénèque par exemple :

« A force de remettre à plus tard, la vie nous dépasse ».

Depuis Hume, on sait que la manière de penser ainsi que nos préoccupations diffèrent selon l’espace et le temps :

« Entretenez un homme de ce qu’il deviendra dans trente ans : il ne vous écoutera pas. Parlez-lui de ce qui arrivera demain et il vous prêtera attention. Nous nous soucions davantage du bris d’un miroir quand il a lieu chez nous que de l’incendie d’une maison située à quelques centaines de lieues de là. » Hume, Les passions, Ed. GF p. 286.

Pour en rester à la dimension temporelle : on ne pense pas le présent selon la même modalité que le futur. Ces choses ont également été mises ne valeur par l’imagerie médicale où l’on voit que les décisions immédiates activent des zones dites « émotives » de notre cerveau alors que les décisions qui concernent le futur relèvent de zones « calculatrices ». Ce sont des choses que l’ont connaît tous plus ou moins bien, mais sur lesquelles des universitaires américains s’étaient intéressés il y quelques années :

« Des scientifiques ont plus particulièrement examiné le choix économique et le fait que les consommateurs agissent le plus souvent irrationnellement face à un choix à très court terme mais de façon raisonnée quand il s’agit de trancher sur le long terme. C’est ainsi que des personnes à qui on offre dix dollars aujourd’hui ou onze dollars demain, choisissent le plus souvent la première option. En revanche, placées devant le choix d’avoir dix dollars dans un an ou 11 dollars dans un an et un jour, ces mêmes personnes retiennent la deuxième option.

Ces chercheurs ont soumis un groupe d’étudiants de l’Université de Princeton à un test similaire tout en observant leur cerveau avec un système d’imagerie par résonance magnétique qui permet d’observer l’intensité de l’activité dans les différentes zones cérébrales en mesurant les flux sanguins. L’expérience a montré que les décisions portant sur la possibilité de gain immédiat activait fortement les seules parties du cerveau associées aux émotions. » Source AFP 2004

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Esther Duflo, dans Le dévelopement humain, reprend ces concepts pour tenter d’expliquer pourquoi, dans les pays marqués par une très grande pauvreté, les enfants ne se font pas vacciner, même quand les vaccins sont offerts :

« Prenons l’exemple de la vaccination. Celle-ci nécessite un investissement immédiat : le temps d’aller au centre de santé avec l’enfant, où il faudra suppporter son malaise et ses pleurs, peut-être aussi une fièvre passagère. Or les bénéfices de cet investissement n’interviendront que plus tard. C’est dans l’avenir et, qui plus est, à une date indéterminée que l’enfant n’aura pas la rougeole » p. 85

N’allez pas croire que ces parents n’aiment pas leur enfants parce qu’ils ne les font pas vacciner, car les mêmes sont prêt à donner tout ce qu’ils peuvent lorsqu’il faut payer des traitements curatifs en cas de maladie.

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En plus de l’argument des incohérences temporelles, la méthode de Duflo (que j’avais mis en rapport avec la méthode pharmacologique) a également montré que même les parents qui comprenaient l’intérêt d’investir dans le présent pour préserver l’avenir, même ceux-là ne faisaient pas pour autant le geste de vacciner. Pour expliquer ce cas, l’économiste avance la différence de crédit que l’on porte aux soins préventifs par rapport aux soins curatifs :


« Les soins curatifs, quels qu’ils soient, ont toujours tendance à paraître efficaces, puisque le plupart des maladies se soignent elles-mêmes. »

Quelque soit le médicament utilisé, il sera toujours crédité de vertus curatives même si c’est de manière erronée, comme par exemple la prise d’antibiotique pour une maladie virale. Et la tendance naturelle, lorsqu’on va voir le médecin, c’est de s’attendre à ce qu’il nous prescrive des médicaments. Tout un ensemble de croyance qui pousse à la surconsommation de médicaments,

« en particulier dans un système non régulé où le médecin veut donner l’impression d’avoir agi. » p. 90.

Quant aux soin préventifs ils sont toujours plus difficiles à comprendre en raison de la complexité des liens de cause à effet qui lient traitement et états de santé :

« Il est très difficile pour un individu d’établir un lien de causalité entre un traitement et l’absence de maladie. Les externalités rendent le problème encore plus compliqué puisque, si suffisamment d’enfants son vaccinés, même les enfants non vaccinés sont moins malades. » p.90

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Si j’ai repris ces deux thémes développés par Esther Duflo c’est parce que je pense qu’il sont universels et s’appliquent à plein d’autre domaines où des comportements psychiques individuels s’articulent avec des comportements psychiques et collectifs. Il y a quelque chose du calcul infinitésimal leibnizien dans cette approche qui cherche à sonder les motivations individuelles qui vont permettre l’émergence de comportements collectifs.

Que l’on soit au niveau d’une entreprise, d’une institution ou d’un société, ces retours d’expériences, et la méthode utilisée pour les mettre en évidence, nous permettent de quitter le territoire des « discours généreux et généraux qui sonnent creux » (Esther Duflo, Lutter contre la pauvreté, T2, La politique de l’économie). Le travail de Duflo éclaire d’un nouveau jour l’ensemble des moyens d’action dont on peut se doter pour appréhender les enjeux contemporains : économie, environnement, pauvreté, éducation, santé, etc.

Cet article est excellent. Il met en valeur les travaux d’Esther Duflo dont je suis une fan. Je me permets cependant d’attirer votre attention sur un coquille : le titre de l’ouvrage que vous citez n’est pas :  » Lutter contre la pauvreté, T2, La politique de l’économie  » mais « Lutter contre la pauvreté, T2, La politique de L’autonomie ».
Encore merci pour ce travail.

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