L’esprit des lieux et l’esprit des lois

Lecture du chapitre 4 du livre “Au commencement était” de David Graeber et David Wengrow, Les liens qui Libèrent, 2021.

Si des configurations de formes sociales souples et changeantes (voir la saisonnalité évoquée au chapitre 3) semblent avoir caractérisées le paléolithique supérieur, avec une mobilité et des échanges sur de vastes territoires, ce n’est que dans la période qui va précéder l’apparition de l’agriculture qu’on note des cloisonnements et une segmentation plus marquée entre des zones culturelles qui tendent à se différencier.

« Au cosmopolitisme du paléolithique supérieur a succédé, douze mille ans avant notre ère, une phase compliquée longue de plusieurs milliers d’années. C’est de là que datent les tout premiers indices dessinant les contours de « cultures » séparées ». p.163.

Au commencement était … Graeber & Wengrow, LLL, 2021.

L’évolution aidant, et les techniques se développant, on aurait pu penser que le brassage et l’abolition des frontières allait en s’accélérant, c’est le contraire qui semble s’être passé : « Observé sur le temps long, le rayon de déploiement des relations sociales se rétrécit plus qu’il ne s’étend ». Modes de vie, pratiques culinaires, jusqu’aux systèmes de valeurs, tout semble se diversifier et procéder à des distinctions et des différences entre différentes zones géographique, même proches entres-elles. Peut-on y voir les prémices de la mise en place de liens de subordination et d’inégalité parmi les hommes ?


On cherche à présent à savoir si le rôle de la propriété a évolué durant cette période pour commencer à induire des relations de pouvoir et de subordination. Nous disons « évolué’, parce que rien ne permet de dire que la notion de propriété n’existait pas lors des millénaires précédents : mais quelle forme pouvait-elle avoir ?

Il semble que les objets sacrés sont la seule véritable propriété exclusive autorisée dans les sociétés qu’imaginent Graeger et Wengrow comme étant des « sociétés libres », c’est à dire où l’autonomie individuelle est la plus haute valeur :

« Dès lors se dessine un trait commun fondamental entre la notion de propriété privée et celle de sacré : toutes deux sont prioritairement des structures d’exclusion. »

Ibid. p.206

En effet, le sociologue Emile Durkheim rappelait déjà que le mot « sacré » désigne ce qui est « mis à part », séparé du monde et mis sur un piédestal, raison de son lien avec des forces supérieures. Ainsi le mot « tabu » en polynésien, signifiant « ce qui ne doit pas être touché » , est-il une expression claire de ce qu’est le sacré.

Ne peut-on donc pas dire que ces sociétés – via le sacré – étaient déjà sous l’emprise des diverses formes de la propriété et donc avec les conséquences sur les inégalités sociales qui peuvent aller avec ?Apparemment non, car tout d’abord ce qui pouvait exister au sein du régime de propriété avait nécessairement à voir avec le sacré où à ce que nous appellerions aujourd’hui la propriété intellectuelle ou le droit d’auteur, des propriétés immatérielles ou incorporelles telles que :

« formules magiques, contes, connaissances médicales, droit d’exécuter telle ou telle danse, de coudre tel ou tel motif sur sa cape … ».

Ibid. p.207

Par ailleurs, s’il n’y avait pas de propriétés des terres, c’était aussi parce que de nombreuses sociétés estimaient que les véritables propriétaires étaient les dieux et les esprits des lieux. Et qui plus est, « la notion de propriété comporte toujours une double dimension de soin », ainsi les clans qui prenaient le nom d’un animal : ours, aigles, etc., s’appropriaient l’animal avec certaines contraintes comme celle de ne pas le chasser, le blesser ou de le consommer.

« Être propriétaire » signifie donc aussi « prendre soin ». Ce qui tranche avec les bases du droit romain dont nous sommes les héritiers, puisque selon lui la propriété repose sur trois droits élémentaires et indissociables :

  • l’usus, le droit d’user et d’utiliser
  • le fructus, le droit de jouir des produits d’un bien (exemple : les fruits de l’arbre)
  • et l’abusus, le droit de disposer, c’est à dire d’endommager, voire de détruire.

Entre le droit de détruire et l’obligation de prendre soin, on peut mesurer le grand écart qui existe entre un droit favorisant les inégalités et celui qui favorise la liberté.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.