Faut-il encore produire ?

Dusan Kazic a publié une partie de son travail de thèse sous le titre « Quand les plantes n’en font qu’à leur tête. », avec pour sous-titre : « Concevoir un monde sans production ni économie. »

Il a mené son travail en recueillant la parole de paysans qui ne sont pas dans des logiques d’agriculture industrielle et intensive, et en les interrogeant sur les relation qu’ils ont avec les plantes qu’ils cultivent (les éleveurs ne font pas partie de son panel). La ligne directrice des discussions est portée par la question : « est-ce que tu parles à tes plantes ? ».

Alors, oui, ils parlent tous avec leurs plantes, même si c’est souvent à des rythmes, des modalités et des fréquences différentes. Qu’est-ce que cela dit ? Essentiellement qu’ils ont des relations de sujet à sujet et non de sujet à objet ; dit autrement, ils ne sont pas dans un rapport de production.

Cultivateurs de fruits, légumes, céréales, mais aussi pépiniéristes, l’ensemble des témoignages convergent vers l’idée que le fruit de leur culture n’est pas un produit et qu’ils ne sont pas dans un rapport de production avec le vivant. La phrase mise en incipit du livre dit tout cela de façon très juste :

« La production permet de tenir le vivant à distance, elle l’écarte tout le temps.

Rachel Berlier, paysanne. »

Quand les plantes n’en font qu’a leur tête.

Si la production est ce qui permet de tenir le vivant distance, quel paradoxe que d’appliquer des logiques de production au vivant ! On peut dire que cela remonte aux premiers économistes que furent les physiocrates. Le premier objet de l’économie a été le monde agricole, l’économie est née du champ de l’agriculture. Ayant fait ses armes sur les sujets agricoles, elle s’est ensuite déplacée vers d’autres terrains : la manufacture, l’industrie, la finance, les services, et ainsi de proche en proche, tout est devenu économique, c’est à dire que tout est appréhendé sous le registre de la production :

 » En élargissant la notion de production à d’autres activités, faisant d’elles également des «secteurs productifs pour la richesse des nations », Adam Smith valide l’épistémè physiocratique, l’idée selon laquelle la société repose sur la production et qu’elle doit produire pour s’enrichir. » p.80.

A partir de là se pose la question : que faire ? Car si l’on passe son temps à critiquer l’économie capitaliste, comme a pu le faire Marx, il n’en reste pas moins qu’on maintient l’hégémonie de la production. On fait le jeu de ce que l’on critique si on ne s’attaque pas à la racine de cette science de la production qu’est l’économie.
C’est le rapport au vivant qui nous révèle à quel point ce dernier a été ignoré et occulté, pour pouvoir mieux être liquidé. Maintenant que la liquidation est effective : disparition des paysans au détriment d’exploitants, mort des sols, pollution et tous les problèmes environnementaux et sanitaires qui vont avec, maintenant donc, nous ouvrons les yeux et nous nous demandons : mais alors que faire ?

Certainement pas basculer dans une rhétorique de la décroissance selon Dusan Kazic :

 » Le lecteur pourra tirer la conclusion lui-même: les théoriciens de la décroissance sont pris au piège de la production et de l’économie. Ils croient comme tes autres qu’il est impossible de vivre sans. C’est la raison pour laquelle ils ne peuvent pas dire que la décroissance est une diminution de la production car ils restent dans l’épistèmê économique. Ils tournent en rond en parlant décroissance, a-croissance, post-croissance, restant en surplomb quand ils disent ce que l’on doit produire et consommer, c’est-à-dire ce que sont la bonne production et la bonne consommation protégeant l’environnement. Les théories de la décroissance sont une voie théorique et politique qui ne mène nulle part; le débat «croissance vs décroissance» est piégé : on reste à la merci de deux économies. »

p. 360.

Le livre ne va pas beaucoup plus loin, si ce n’est qu’il répond à la question « que faire ? » en disant qu’il faut — à côté du travail critique — faire jouer l’imagination non pas pour changer le monde mais pour changer de monde grâce à de nouvelles histoires et de nouveaux récits « afin de contourner les récits physiocratiques » (p. 363).

Il reste encore du travail pour concevoir un monde, pas simplement celui de l’agriculture, qui soit sans production et sans économie. Mais j’aime cette idée que c’est dans l’agriculture que les choses vont se jouer, où plus exactement se rejouer, puisque c’est le match retour qui fait suite à celui qui a été plié par ces proto-économistes qu’étaient les physiocrates vers 1750 en posant que la richesse découle de la production.

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