Les effets d’échelle n’expliquent pas l’émergence des inégalités

Lecture du Chapitre 8 de “Au commencement était ….” de David Graeber et David Wengrow, Les Liens qui Libèrent, 2021.

Y-a-t-il un lien de causalité entre la taille des sociétés humaines et l’inégalité qui s’y développe ?

Pour répondre à cette question, les auteurs reviennent sur la place cruciale qu’occupent les questions d’échelle dans notre imaginaire collectif, à savoir que nous serions fait pour travailler et interagir en équipes « à taille humaine » et qu’à partir d’un certain seuil, le fameux « nombre de Dunbar » selon lequel au-delà de 150 personnes notre cerveau ne saurait entretenir des relations approfondies et durables, il y aurait la nécessité d’avoir des « échafaudages » administratifs et bureaucratiques pour passer à l’échelle, notamment dans la constitution des villes, des grandes agglomérations et des civilisations. En tirant le trait, on  perçoit bien que l’apparition de la division en classes sociales et la croissance des inégalités seraient inévitables à partir d’une certaine échelle

Pourtant, les découvertes archéologiques montrent des villes auto-gouvernées sans temple, palais ou tout autre forme de pouvoir centralisé et stratifié. Comment résoudre ce paradoxe ? La première remarque qu’il faut faire est que :

 » … les sociétés de cueillette modernes semblent fonctionner sur deux échelles totalement différentes : l’une restreinte et intime, l’autre couvrant d’immenses territoires, parfois des continents entiers. Cela peut paraître étrange, mais c’est parfaitement logique du point de vue des sciences cognitives. La capacité à passer d’une échelle à l’autre est le principal trait qui distingue la cognition sociale humaine de celle des autres primates. »

p.356.

On peut donc vivre sa vie très localement tout en étant proche de personnes qu’on ne rencontrera probablement jamais vu leur éloignement. L’hospitalité n’est-elle pas l’acte par lequel nous pouvons nouer des relations amicales avec des personnes inconnues ? Et, par ailleurs, n’y a-t-il pas quelque chose comme des « affinités culturelles » qui constituent un humus ou un rhizome commun non seulement sur de longues distances spatiales, mais aussi selon le temps puisque nous sommes toujours, consciemment ou non, sous l’emprise d’un héritage familial à court terme et plus généralement culturel à long terme.

Ce chapitre s’efforce donc de dresser une image de ce à quoi pouvait ressembler l’existence humaine dans ces cités de plusieurs dizaines de milliers d’habitant qui apparaissent il y a environ 6 000 ans. Cités qui apparaissent après un changement géo-climatique :

 » Dans une vaste portion de l’Eurasie et une partie de l’Amérique, la naissance des villes a fait suite à une évolution environnementale post-glaciaire qui, à partir de -7000 environ, est venue rebattre les cartes écologiques. Deux changements importants en ont résulté. »

p. 363.

Ces deux changements sont d’une part une stabilisation des systèmes fluviaux et de leurs régimes de crue, et d’autre part une stabilisation sans précédent du niveau des mers et océans à l’échelle de la planète. Deux facteurs qui rendent très attractifs les environnements deltaïques pour l’agriculture et l’élevage. Si donc les « les roseaux, les fibres et l’argile » étaient le « ciment » des activités agricoles et la cause d’une concentration naissance des humains, quel en était le ciment social ?

Sur les méga-sites d’Europe de l’est

Aucun de ces premiers méga-sites ne présente de « traces d’administration centrale, pas plus que d’entrepôts collectifs, de bâtiment gouvernementaux, de fortifications ni de construction monumentales »(p. 369). D’ailleurs, l’espace central de ces sites est simplement vide. Le plan archéologique classique d’un méga-site « est donc tout de chair, sans noyau ».

Site Ukrainien de Nebelivka

Les auteurs imaginent donc une « agriculture en dilettante à grande échelle » qui n’a laissée aucune trace de conflit guerrier, ou d’ascension d’une élite sociale. A voir les tracés des villes on peut légitimement supposer que les habitants se représentait leur ville sous la forme de l’image d’un cercle. Selon la discipline émergente qu’est l’ethno-mathématique cette représentation manifeste une forme d’égalité des habitants tout comme les points d’un cercle sont à égale distance du centre. Et on connaît des exemples de sociétés où les responsabilités, mais aussi les corvées, sont attribuées de manière tournante, à chacun son tour. La mobilisation des principes mathématiques tels que la rotation, le remplacement sériel et l’alternance parviennent …

« … à résoudre d’incroyables défis logistiques grâce à des systèmes d’entraide sophistiqués, mais sans recourir à aucune instance de contrôle ni administration centralisée ».

p. 376.

La fameuses limite du nombre de Dunbar, avec ses 150 relations, pourrait donc avoir était allègrement dépassée dans ces villes sans que les affaires publiques soient confiées à des chefs ou des administration.

En Mésopotamie.

Ici aussi, pas d’asymétrie évidente entre les habitants, pas plus que de traces de violence guerrière. Mais des différences notables, comme avec la ville d’Uruk qui demeure une énigme :

« Elle se présente comme une sorte de méga-site ukrainien à l’envers, c’est-à-dire un noyau sans chair autour – du moins, dans son plus ancien plan architectural connu. »

p. 388.

L’héritage d’Uruk est indissociable de l’invention et l’essor de l’écriture (sous sa forme cunéiforme) et on retrouve la présence de grand bâtiments qui, même s’ils pouvaient avoir des fonctions rituelles, étaient sûrement des lieux où s’exerçaient des activités autour de livres de comptes qui « renferment les germes antiques de l’industrialisme, de la finance et de la bureaucratie moderne » (p.391). C’est donc des temples-usines qui jouaient un rôle de standardisation des productions, avec la présence attestée d’enfants qui étaient aussi là pour apprendre à lire et à écrire : les premières salles de classe en quelque sorte.

Dans la même région, et comme en opposition à l’émergence de la civilisation urbaine, on voit apparaître à partir de -3 100,

« l’ascension d’une noblesse guerrière lourdement armée (lances et épées métalliques) qui s’installe sur des collines fortifiées ou dans des petits palais. Toute trace de bureaucratie s’évanouie »

p. 396.

Il s’agit de l’apparition des premières « sociétés héroïques », des aristocraties sans autorité centrale où la souveraineté n’est que symbolique et où la politique « se résumait à des dettes de loyauté et à des vengeances personnelles. »

Le principe de schismogenèse de Bateson apparaît donc de nouveau : c’est en opposition avec la cité bureaucratique, industrieuse et commerçante, fondée sur l’écriture que ces sociétés héroïques se définissent :

  • rejet de l’écriture à laquelle on préfère les arts de mémorisation et les poètes ;
  • dénigrement du commerce
  • bannissement des monnaies standardisées.

Il y a donc des formes diverses d’organisation sociale égalitaires avec l’émergence des premières villes, et celles-ci peuvent puiser dans deux formes théoriques :

« Quelle que soit la période historique considérée, un ethos égalitaire assumé prendra l’une ou l’autre de ces deux formes contraires : soit on posera que tous les individus sont ou devraient être parfaitement identiques ; soit on affirmera qu’ils sont si radicalement différents les uns des autres qu’il est impossible de les comparer ».

p. 410

Tous égaux ou tous incommensurables, voilà les deux prémices du refus d’une économie politique inégalitaire. Et rien ne vient montrer qu’il y ait un lien de causalité entre l’origine des villes – avec son effet d’échelle – et le développement des Etats stratifiés.

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