Vers l’inconscient et en-deçà

Le coeur des questions monétaires résiderait il dans le psychique et au travers de luidans l’inconscient ? C’est en tout cas la thèse de Bernard Lietaer (« Au coeur de la monnaie : Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous« , 2011, Ed. Yves Michel). Pour défendre cette thèse il s’appuie sur l’hypothèse Jungienne d’un inconscient collectif et cela fait bien évidemment question puisque, selon Freud, il n’y a pas d’inconscient collectif.

Avant de revenir plus en détail sur cette question de l’existence ou non d’un inconscient collectif, je commence par constater que la démarche de Lietaer consiste donc à traiter d’une question à partir du psychique ; si donc je m’interroge sur la monnaie c’est donc moi-même, comme individu psychique que je vais interroger, que je vais « passer à la question » en quelque sorte.

Le fait de mener cette enquête à partir de l’hypothèse d’un inconscient collectif permet de s’aventurer vers d’autres territoires que le simple vécu individuel et refoulé de l’inconscient freudien.

Mais que vais-je y découvrir ? Très probablement rien si les réponses que j’attends proviennent de l’inconscient (qu’il soit collectif ou non est toujours laissé en suspend). Le fait même qu’il y ait un inconscient stoppe net l’initiative de passer par le psychique : à quoi bon plonger dans un trou noir ?

L’impasse demeure tant qu’on ne pose pas – avec toute l’effet de stupeur que véhicule une telle proposition – un lien particulier entre inconscient et extériorité. Ce qui revient à dire que ce qui est caché au plus profond de notre « intériorité » ne serait en fait appréhendable que dans l’extériorité.

Entre Freud et Jung, c’est ce dernier qui est le plus ouvert à considérer ce lien inconscient/extériorité en raison du postulat d’une nature collective de l’inconscient. Pourquoi cela ? Parce que la recherche de structures permanentes et universelles dans l’inconscient collectif l’amène à s’intéresser aux manifestations concrètes de ces patterns. Oeuvres religieuses, anthropologiques, mythiques, symboliques, culturelles et artistiques sont convoquées par la « psychologie analytique » de manière beaucoup plus systématique que ne le fera Freud qui, pourtant, était lui-même déjà friand des oeuvres cultuelles et culturelles, des fétiches à la peinture occidentale en passant par les tragédies grecques.

Dit dans le langage de Stiegler, et en parodiant Lacan : l’inconscient est structuré non seulement comme un langage, mais plus encore par les rétentions tertiaires. Si donc la psychanalyse scrute l’inconscient dans le langage, Stiegler scrute l’inconscient dans les rétentions tertiaires.

Cela dit, tout n’est pas réglé pour autant car chacun sait que l’on a tendance à ne pas voir l’environnement ainsi que le milieu technique et technologique dans lequel on vit. L’histoire du poisson d’Aristote qui ne voit pas l’eau dans lequel il évolue en est une illustration. Dire que l’inconscient est , sous nos yeux, partout dans le monde des objets (en tant qu’ils sont des hypomnemata, des supports de mémoire) dans ce monde que nous ne cessons de produire pour faire-monde avec eux ; eh bien partout c’est notre inconscient qui, bien que sous nos yeux, nous échappe.

En nous habituant (et on comprend ici la force et l’intérêt du travail de Hume sur l’habitude) à ce monde des objets, nous le rendons invisible. Cette invisibilité était certes possible à certaines époques de l’histoire de l’humanité où, pendant plusieurs générations, l’environnement ne changeait pas : mêmes activités, mêmes techniques, mêmes outils, même habitat, etc. Passez le film de ces périodes en accéléré et vous ne remarquerez rien de changeant : les sceaux, les pèles, les maisons, les routes, en restant les mêmes, se fondent dans le décors et se naturalisent.

Mais aujourd’hui, de manière encore plus rapide et foudroyante que dans d’autres périodes de l’histoire, une telle invisibilité n’est plus possible. L’invasion des objets, l’innovation et la nouveauté permanente nous sautent au visage, et parfois nous agressent dans cette société des objets de consommation. Avec eux, c’est finalement notre inconscient qui se dresse et surgit devant nous.

Voyez-vous le chemin que je tente de montrer ? Voyez-vous que l’inconscient est disséminé dans l’ensemble de nos productions qui constituent le milieu que nous habitons ? Si oui, vous comprenez alors pourquoi quelque chose comme l’ « internet des objets » pourrait être considéré comme une cartographie de l’inconscient au même titre que le graphe des services de réseaux sociaux. De telles cartographies n’épuisent pas l’inconscient, elles n’en font pas le tour, mais proposent néanmoins de nouvelles opportunités de représentations et par là la possibilité d’une nouvelle critique.

Une telle hypothèse révolutionne bien sûr l’opposition intérieur/extérieur ; par où l’on voit que mon intériorité procède d’abord et avant tout de mon extériorité. D’où le mot de Lacan sur l’extimité.

Il faut même aller plus loin : il n’y a pas d’un côté l’intérieur et de l’autre, en stricte opposition, l’extérieur. A vrai dire, il n’y a que des processus interdépendants d’intériorisations et d’extériorisations dont l’incarnation se fait autour de trois organon : le psychique, le collectif et le technique.

Nous vivons ce que l’on pourrait appeler une « crise de l’habiter » (pour ne pas le réduire à une crise de l’habitat). Il s’agit d’une crise de nos externalités où le monde menace de s’effondrer, par nous et avec nous.

Si nous ne voyons pas que notre monde, tissé dans cette triple organologie Psychique/Collectif/Technique, est le visage même de notre inconscient, si nous ne nous reconnaissons pas ce monde comme étant une figure de notre inconscient – c’est à dire ce qui, en retour, nous travaille et nous constitue psychiquement, alors nous sommes condamnés à la ruine, à l’image des Krells dans le film de science-fiction « Planète Interdite ».

La question critique doit donc aujourd’hui être réarmée à partir de la thèse des rétentions tertiaires, c’est précisément cela qu’écrivait Stiegler dans « Pour une nouvelle critique de l’économie politique », 2009, Ed. Galillée (p.17) :

« …une critique passant par la question de la rétention tertiaire […] et plus généralement de la technique telle que, comme matérialisation de l’expérience, elle constitue toujours une spatialisation du temps de la conscience au-delà de la conscience, et en cela, une inconscience, sinon l’inconscient. »

*

Revenons à présent à notre question sur l’existence d’un « inconscient collectif ».

L’ « inconscient collectif » est une expression que Jung utilise dans le cadre de sa psychologie analytique. Mais, autant ce concept est une clé de voûte de la pensée de Jung, autant il reste imprécis et polysémique, à l’image des nombreux synonymes qu’il possède dans le corpus Junguien :

  • inconscient « transpersonnel » de « représentations collectives » ;
  • inconscient « suprapersonnel » ;
  • « patrimoine représentatif » ;
  • inconscient « archaïque » ;

Cet inconscient collectif est une sédimentation de l’ensemble de l’expérience humaine cumulée ; en tant qu’inconscient collectif, c’est un fond commun qui fait immédiatement penser au pré-individuel de Simondon.

Mais à l’opposé de la notion de processus de sédimentation, Jung nous présente également cet inconscient collectif comme étant la permanence et l’identité d’un code universel (« il ne se transforme jamais ») que nous partageons tous ; voilà qui qui éveille de nombreux soupçons et qui fait penser à la grammaire générative de Noam Chomsky (à ceci près que ce ne serait pas une grammaire syntaxique mais symbolique).

Le champ de l’imaginaire, du mythe et du symbolique que convoque Jung verse facilement dans le mysticisme, et c’est ce qui lui fut reproché par les tenant du Freudisme. Mais, à bien y regarder, on retrouve également chez Freud des propos très similaires qui évoquent notre participation à un fond matriciel permanent. Cependant Freud se refuse à employer le terme « inconscient » pour qualifier cet héritage que nous partageons tous : l’inconscient ne se partage pas chez Freud, c’est toujours mon inconscient.

On pourrait tourner indéfiniment autour du pot de la querelle de l’inconscient collectif entre Freudiens et Jungiens. Freud évite d’introduire le loup dans la bergerie en maintenant un inconscient arrimé au vécu de l’individu, étranger à toute dimension collective. Jung ouvre les vannes, ce qui donne à ses thèses une polysémie où chacun y trouve ce qu’il veut bien y trouver. Les théories les plus imaginatives mais aussi les plus fantaisistes se réfèrent souvent à Jung (c’est le cas du travail de Bernard Lietaer qui est le prétexte initial de cette note).

Mais si l’on peut faire plusieurs objections aux thèses de Jung, il faut aussi y reconnaître des intuitions fortes, notamment quand il dit que « l’inconscient est projeté dans l’objet et l’objet introjecté dans le sujet, c’est-à-dire rendu psychologique », ce qui est n’est pas étranger à ce que je disais quand j’écrivais qu’il faut parler de « processus interdépendants d’intériorisations et d’extériorisations ».

Si donc Freud rejette l’inconscient collectif, il n’en passe pas moins à côté des rétentions tertiaires, de même Jung, qui par moment semble avoir la solution sous les yeux à force d’audaces conceptuelles, mais ne franchit pas le pas qui consiste à reconnaître dans nos processus d’extériorisation le vecteur et le moyen de transfert de cette mémoire de l’humanité que nous pouvons tous recevoir et habiter.

Il faut pourtant se demander une chose : comment cet inconscient collectif, ce « patrimoine représentatif », est-il transféré ? Pour Jung, cela passe par ce qu’il appelle les « archétypes » qui seraient véhiculés de manière phylogénétique voire biologiques. Ce mode de transfert (de transmission), c’est précisément ce que Stiegler conceptualise comme épiphilogénétique dans la Technique et le Temps, tome 1. Freud et Jung se ressemblent donc sur ce point : aucun des deux ne voit la dimension épiphilogénétique et donc les rétentions tertiaires.

On peut donc en même temps dire avec Freud qu’il n’y a pas d’inconscient collectif au sens strict du terme « inconscient » mais en même temps qu’il y a un préindividuel de nature collective qui sur-détermine la conscience, à la manière d’un inconscient.

La monnaie métallique, en tant que rétention tertiaire, participe à un fond pré-individuel collectif, qui sur-détermine la conscience et nos comportements. C’est surement avec cet angle là qui faut poser la question de la monnaie et de l’économie monétaire.

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