Empathie et éthique de la technique

Je crois qu’il faut prendre avec grand sérieux la question de l’éthique Simondonienne en ce qu’elle est une éthique de la technique. Lors du « Séminaire Simondon ENS-MSH » du 27 Septembre 2011, Vincent Bontems a précisé que la question éthique était posée une fois en introduction et une autre fois en conclusion de textes de Simondon. C’est un donc un thème qui ouvre et/ou clos les œuvres de Simondon comme pour mettre en tension les motivations de tout ce que va essayer de dire le texte de l’œuvre.

L’énigme de l’éthique de la technique chez Simondon est condensée dans cette forme de compassion qu’il a pour les machines et qui l’amène à comparer l’objet technique soit à un esclave qu’il faut libérer soit à une vieille personne qu’il faut respecter. Il y a donc une éthique de la compassion envers les individus techniques chez Simondon, une éthique qui motive la thèse d’un mode d’existence propre des objets techniques.

Allons plus loin pour nous étonner de cette situation où Simondon semble éprouver non plus seulement de la compassion mais de l’empathie pour les individus techniques. On connait l’empathie des hommes entre eux, également entre les hommes et les animaux, mais parler d’empathie avec les individus techniques, qui plus est pour y fonder une éthique, c’est plus surprenant ! Faut-il aller jusqu’à étendre notre empathie hors du vivant, jusqu’aux objets technique ? C’est assurément le pas que franchit Simondon.

Simondon aborde l’éthique comme une tension entre deux modes d’existences :

« Le problème apparaît lorsque surgit, à la place de cette alternance entre vie organique et vie technique, la nécessité d’un mode de comptabilité entre les deux vies, au sein d’une vie qui les intègre simultanément , et qui est l’existence humaine ». Simondon ILFI 2005, p. 505.

Pour Carl Rogers, l’empathie, ou la compréhension empathique, « consiste en la perception correcte du cadre de référence d’autrui »(Psychothérapie et relations humaines. (1962) Vol. 1, p. 197). Dès lors, dans le cadre de la question de l’éthique de la technique, parler d’empathie envers les objets techniques signifierait « percevoir correctement le cadre de référence de l’individu technique ». Il me semble d’ailleurs que cela pourrait être une bonne définition de ce que l’on attend d’un ingénieur.

Allant dans le sens de la définition proposée par Carl Rogers, Vincent Bontemps, dans son article « L’éthique de la technique chez Simondon et Gonseth » [1], soutient que la question de l’éthique de la technique est mal appréhendée tant que l’on n’a pas posé la question d’un « référentiel éthique ». L’hypothèse d’un tel référentiel est envisagé par analogie avec le référentiel scientifique, ce qui fait dire à Gonseth qu’il est impossible « qu’un homme fasse, sans se mettre en péril, l’économie de tout référentiel moral ».

[Pour découvrir Gonseth, on pourra visionner en ligne un documentaire intéressant de la TSR, qui date de 1969, avec la participation Gonseth lui-même : http://archives.tsr.ch/player/personnalite-gonseth.]

Ce référentiel ne doit pas être figé puisque l’éthique présuppose, comme la science, un progrès et une capacité de remise en cause ; on peut toujours progresser dans la morale et dans l’éthique. Il ne doit pas être pour autant un flux permanent et insaisissable. Voilà ce qu’en dit Simondon :

« On ne peut admettre ni une éthique de l’éternité de l’être qui vise à consacrer une structure découverte une fois comme définitive et éternelle, par conséquent respectable par-dessus tout, terme premier et dernier d’une référence, structure qui se traduit en normes, absolues comme elle, ni une perpétuelle évolution de l’être toujours en mouvement qui devient et se modifie de manière continue à travers touts les circonstances mouvantes conditionnant l’action et modifiant sans cesse les normes selon lesquelles elle doit se développer pour accompagner cette permanente évolution. A cette stabilité de l’absolu inconditionnel et à cette perpétuelle évolution d’un relatif fluent il faut substituer la notion d’une série d’équilibres métastables. »

Ce référentiel prend donc la figure d’une série d’équilibres métastables, à quoi il faudrait ajouter que ces équilibres sont ceux qui com-prennent deux autres référentiels que sont le référentiel du vivant et celui de la technique.

Placer l’empathie au cœur de cette éthique de la technique est une manière d’articuler l’éthique du vivant et celle de la technique (et donc leurs deux référentiels). Or la maxime « ne fais pas à autrui ce que tu ’n’aimerais pas que l’on te fasse » (la Règle d’Or) se fonde sur l’empathie, car comment pourrais-je l’appliquer si je n’étais pas capable de ressentir ce que ressent ou ce que pense autrui ? Il faudrait donc à présent rajouter : « ne fais pas à un individu technique ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse ». On a ici une déclinaison de l’empathie qui n’est plus seulement « sentimentale » mais « cognitive » et qui ressemble fort à une ingénierie : il faudrait être technicien, ingénieur, scientifique ou tout du moins amateur pour « comprendre » les machines, leur référentiel, afin de développer une « empathie technique ».

On pourrait croire que cette nouvelle forme d’empathie soit une « idolâtrie techniciste » ; que cette attention à la technique doivent se payer en retour par une forme de dévalorisation de l’humain. Bien au contraire : ce que nous faisons aux individus techniques, en tant qu’ils sont notre miroir et notre milieu, nous nous le faisons à nous-même. Notre relation avec la technique doit entrer dans une nouvelle forme de maturité — un nouveau moment critique — qui passe aujourd’hui par une organologie générale et une pharmacologie : c’est là tout le sens du travail de Bernard Stiegler.

La manière d’enter dans le sujet est provocante quand on soutient que « nous devons être en empathie avec les machines ». L’empathie ne doit pas signifier ici la possibilité de ressentir ce que ressent l’individu technique : il n’y a donc pas une « âme » de la machine (Ghost in the Shell) et l’homme n’est pas une machine comme les autres (Post-Humanisme), car ces deux approches font disparaître la tension que souligne Simondon entre le vivant et la technique.

On sait que nous sommes équipés biologiquement pour l’empathie notamment après la découverte récente des neurones miroirs. Nous pouvons nous mettre à la place de l’autre, être affecté, souffrir et réagir comme autrui. Ces comportements empathiques, sur lesquels Jeremy Rifkin veut refonder la civilisation (« Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie », Les Liens qui Libèrent, 2011.), nous poussent à sortir de nous-même pour aller vers l’autre ; Rifkin y voyant là un visage de l’humanité qui ne correspond plus à une conception de l’homme comme autarcique, égoïste et en guerre contre tous.

Nous pouvons nous comporter envers les individus technique comme s’ils étaient des individus vivants. Il n’y a là rien de bien extraordinaire, nous savons que nous pouvons avoir des relations très affectives avec des objets techniques : celui qui « bichonne » sa voiture ressentira dans sa chair toute tôle froissée. Et du doudou à l’iPhone (il ne doit y avoir aucune mièvrerie dans ce constat) nous sommes dans des relations affectives capables d’inscrire le monde technique dans le champ de l’empathie. D’un point de vue biologique, il faudrait dire qu’il y a un fonctionnement possible des neurones miroirs dans la relation avec les objets techniques.

L’enfant qui maltraite son doudou se maltraite d’abord lui-même. C’est la raison pour laquelle nous disons que nous nous faisons du mal à nous même en maltraitant la technique et les produits techniques. Dans le contexte de Simondon, nous dirions que le comportement qui entend subsumer la machine sous la catégorie « esclave » va déclencher un retour de manivelle par lequel la machine va déshumaniser l’homme en le prolétarisant. On peut donc dire que : « qui exprime une tendance à l’asservissement des individus techniques cultive un possible asservissement de l’homme ». De la même manière, la jetabilité et l’obsolescence programmée des produits industriels ne fait que préparer la « jetabilité « et l’obsolescence programmée de l’homme.

Pour autant, l’approche Simondonienne reste tributaire de la figure de l’individu technique ; qu’en est-il lorsque l’on est dans des systèmes techniques et dans des réseaux ? Simondon aurait-il pu être en empathie avec les réseaux numériques ? Les services de réseaux sociaux, en tant que technologies relationnelles, ne fondent-il pas leurs services sur notre nature empathique ?

Dans son dernier texte, « Trois perspectives pour une réflexion sur l’éthique et la technique », Simondon évoque sa vision de l’éthique de la technique sur ce que l’on nomme, dans l’industrie, les « cycles de vie » des produits. L’expression est déjà heureuse en ce sens qu’elle pose que l’objet technique, via son cycle, a bien une vie ; ce qui rend l’empathie avec les objets techniques beaucoup moins contradictoire.

Mais le problème est que le cycle de vie en question est un cycle de vie qui relève d’une intrication de processus à la fois industriels, économiques et technologiques. Quand on touche à l’objet technique, c’est tout qui remonte sous forme de défis à relever pour agencer et faire composer l’ensemble des systèmes. Au final, l’éthique devient une écologie.

Un écho certain avec l’impact premier de l’entrepreneur Steve Jobs : une modification de notre empathie par rapport aux « périphériques personnels » dotés de capacité de computing.

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