La méthode expérimentale de l’économiste Esther Duflo et la pratique pharmacologique
Dans la note Comment pensent les pauvres ?, j’évoquais l’économiste Esther Duflo. Puis un très bon article de synthèse de Jean Luc Raymond sur Esther Duflo a attiré encore plus mon attention sur ses travaux.
C’est sur la méthode qu’elle utilise que je voudrais porter un éclairage, tant elle m’apparaît intéressante. Méthode dont elle retrace l’origine dans cette vidéo :
Esther Duflo – La méthode expérimentale
par larepubliquedesidees (Vous pouvez visionner les autres vidéos de cette séance sur La république des idées.)
Esther Duflo commence donc par préciser que sa méthode provient de la démarche des essais cliniques qui a révolutionné la pratique de la médecine et de la pharmacologie au XX° siècle. Le Comité international des rédacteurs de revue médicales en donne la définition suivante :
« Tout projet de recherche qui affecte de façon prospective des sujets humains à des groupes d’intervention et de comparaison afin d’étudier la relation de cause à effet entre un acte médical et l’évolution d’un état de santé ».
L’import de la méthode des essais cliniques dans le champ social s’est fait dans les années 60, aux USA, sur des questions d’assurance santé et d’aide aux personnes en difficulté. Mais l’approche n’a pas été généralisée dans toutes les démarches ; elle n’a été mise en œuvre que dans quelques gros projets bénéficiant d’un budget de plus d’un million de dollars.
Duflo précise que, à la différence de ce qui avait été fait jusqu’alors, son groupe a utilisé cette méthode :
- sur la thématique du développement ;
- sur des petits projets, plus flexibles ;
- avec des acteurs qui n’étaient plus simplement les grandes administrations ;
- avec une approche beaucoup plus contributive entre les intervenants.
Si je reprends ces idées, c’est d’abord parce que je trouve la démarche intéressante certes, mais c’est aussi pour faire le rapprochement avec la pharmacologie dont parle fréquemment Bernard Stiegler et que développe Ars Industrialis.
Tout d’abord, on ne s’étonnera pas des nombreuses similitudes avec les démarches agiles dans l’informatique. Toutes ces méthodes ont ceci de commun qu’elles cautionnent et partagent une vision et un discours pharmacologique. Ce qui induit toutes les problématiques d’itérations, de tests et d’expérimentations (mais aussi l’importance du hasard au cœur même de la méthode) au cours desquelles les remèdes et les dosages sont évalués.
Nous sommes là pleinement dans des pratiques pharmacologiques : toutes les méthodes agiles, les essais cliniques, l’importance du feedback, la logique « beta », le rôle déterminant de la contribution, l’économie du libre, etc., tout ce foisonnement repose sur la mise oeuvre d’une pratique pharmacologique car on agit toujours à la fois sur le corps des individus et sur le corps social (souvenons-nous qu’innover c’est socialiser).
Une pratique pharmacologique est une démarche qui combine les fondements des études en essais cliniques avec les pratiques agiles, dans une perspective contributive avec un but thérapeutique
J’y reviens car coïncidence, je viens de lire une interview de gars de chez Google, ici : http://arstechnica.com/business/news/2010/01/chrome-os-interview-1.ars
Il y a un passage qui me semble lié au présent billet.
Il est question de savoir/déterminer à quels types d’utilisateur Google cible ses produits.
« »
JS: So my question was more along the lines of, did you guys do some demographic research. Or did you find some people in some other part of the company that have some really detailed sense of the demographics of the user base via…
MP:… we don’t really tend to think that way at Google. We’re just really not wired that way. Because as soon as you get into that demographic stuff, it’s sort of hand-wavey pseudo-science stuff. We’re more like, let’s get it working really quick, and let’s give it out to 200 people and see what happens, which is what we did. We currently have about 225 Googlers who have gotten these machines [netbooks], and what we’re seeing is that a very large fraction of them are using it every week. We don’t know why, but they like it.
So we tend to be very data-driven. We try something, then we go measure the results. Every day when I come in, I look at the graph of usage and say, « Oh, it went up. OK, good. » If it starts dropping, I start worrying.
« »
Google incube ses propres startups sur des petits projets, plus flexibles, en se donnant la chance de voir ce que cela peut donner (i.e. en mesurant le succès après coup) – ce qui est nécessaire, car, comme Apple, les innovations technologiques vont fortement de pair avec des changements d’usage.
Bref, on retrouve chez Google une façon de faire similaire.
[Reply]
Au visionnage de la vidéo, j’ai pensé aux jeunes pousses (startups) – en raison de l’accent mis sur la réactivité/flexibilité, et du choix de projets de taille modeste (initialement) – le tout, dans une approche intégrée. Je n’avais pas fait le rapprochemenet avec les méthodes agiles. Du coup, je me dis que ces méthodes pourraient être vues comme la transposition des qualités inhérentes aux (meilleures) jeunes pousses dans d’autres contextes…
[Reply]