Jakob Von Uexküll : environnement et monde

Ce cher Jakob Von Uexküll n’a peut-être pas l’orthographe d’un nom de famille le plus facilement prononçable qui soit, mais il n’en reste pas moins un auteur dont le travail a profondément influencé la pensée du 20° siècle. Parmi les philosophes on trouve du beau monde : Heidegger, Ganguilhem, Deleuze et Guattari, Lacan, et plus récemment Agamben et Sloterdijk.

Qu’est ce qui a pu marquer à ce point tous ces penseurs dans ce petit livre illustré ( publié en français sous le titre “Milieu animal et milieu humain”)  que Von Uexküll publie en 1934 ?

Cela se résume en un mot : Umwelt, que l’on traduit par « monde propre », « milieu », « environnement ». L’Umwelt, c’est le monde tel qu’il se présente à partir de la boucle sensori-motrice portée par un individu.

Dans cette boucle sensori-motrice nous avons les prémices de la cybernétique de Norbert Wiener. Prémices seulement, car l’Umwelt de Von Uexküll ne se réduit pas au feed-back.

Chaque vivant porte son monde avec lui ; ainsi, deux vivants d’espèce différentes peuvent ne pas se rencontrer tant ils vivent dans des mondes perceptifs différents. Que chacun vive dans sa bulle, délimitée par le cercle fonctionnel s’articulant entre perception et action, voilà qui peut sembler bien abstrait.

Toujours est-il que ce concept d’Umwelt a un effet d’ “effacement du réel” ; c’est comme si le sol que nous croyons commun et immuable et que partagerait l’ensemble du vivant se dérobait sous nous pieds. Avec lui, c’est tout le concept de nature de la modernité et des lumières, avec ses universaux, qui se retrouve en porte à faux.

Pour y voir plus clair il faut faire ce que Uexküll fait, c’est-à-dire avoir recours à des schémas et à des dessins. Ces dessins permettent d’illustrer la radicale nouveauté qui repose sur une toute autre conception de ce que percevoir veut dire. Ainsi l’homme, la mouche et le mollusque ne voient pas le monde de la même manière :

Entre temps, le cinéma a bien su mettre à profit cette nouvelle approche. On citera ici le film « Predator », dont le scénario repose précisément sur la rencontre de deux mondes qui ont un cercle fonctionnel – et donc un monde propre, un environnement – très différent. La camera cherche ainsi à nous donner à voir ce que voit l’alien dans son propre mode de perception, ici au travers d’une vision thermique :

Ce thème des mondes parallèles qui se chevauchent sans pour autant se ressembler est également présent dans Invasion Los Angeles, où le héros a besoin de lunettes pour percevoir tout un monde qu’il ne pouvait pas voir :

On comprend bien que, dans l’approche des mondes propres ou des environnements, la circularité de la boucle sensori-motrice fait que le vivant qui a un champ perceptif plus important aura par voie de conséquence une capacité d’action d’autant plus importante. De cela Heidegger en a déduit, après lecture Von Uexküll, que les animaux étaient “pauvres en monde” en laissant transparaître un jugement de valeur sinon une hiérarchisation ontologique qui n’est pas dans le texte original. D’ailleurs, Uexküll dit que le milieu de la tique est un monde plus certain car son nombre de trois stimuli/perception est très réduit. Voir Deleuze qui reprend l’exemple de la tique :


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Si donc la tique vit dans un monde très certain c’est que, plus les plages de perception sont importantes, plus l’incertitude gagne.

Il est évident que l’homme se place dans une situation bien particulière dans le vivant : grâce à ses instruments et ses prothèses perceptives, il peut voir de l’infiniment petit des atomes à l’infiniment grand des galaxies, sans compter qu’il peut également voir en lui-même grâce à l’imagerie médicale (rayons X, radio, IRM). Son Umwelt animal est englobé dans un Welt du signifiant techno-logique.

A l’intérieur d’une même espèce, des vécus différents peuvent également modifier la perception et donc la nature des mondes propres : cela vaut aussi bien pour les affects et les émotion d’une part (celui qui aime les blondes ne remarquera pas les brunes) que pour les compétences d’autre part (l’amateur de champignon verra ce cèpe alors que le touriste pourra passer devant plusieurs fois sans le voir).

Les artistes participent également à l’évolution de notre perception et de nos mondes, et c’est en ce sens qu’Édouard Manet pouvait dire : “leur oeil se fera”.

A la différence du monde animal, nous habitons un monde ( Welt) et nom un environnement (Umwelt). C’est toute cette différence que s’attache à expliciter tout ceux qui reviennent à Jakob Von Uexküll : qu’est ce qui fait un “monde” ?

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