La fonction politique du « souci de soi »

Une note de bas de page de Jean François Billeter, dans son ouvrage Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie, m’a fortement impressionné. Voici le passage en question :

“Je note en passant que les méthodes chinoises de perfectionnement de soi et la pensée philosophique qu’elles ont nourrie pourraient être étudiées du point de vue de Michel Foucault.

On se demanderait si cet omni-présent “souci de soi” n’a pas entretenu dans les esprits une conception du sujet qui était en accord avec la vision du monde dominante et n’a pas servi, pour une part, à vérifier et confirmer cette vision, à l’éprouver. Ces méthodes auraient alors eu une fonction éminemment politique.” p. 64.

Comment cela se peut-il ? Comment cette sphère intime qui inclut tout aussi bien des techniques d’examen de soi, d’ascèse spirituelle et de cheminement mystique pour ce qui concerne la tradition religieuse (qui se confond avec la philosophie dans la tradition chinoise, contrairement à l’occident et sa tradition théologique qui entretien une distance avec la philosophie), comment donc ce chemin intime du souci de soi pourrait-il avoir une “fonction éminemment politique” ?

Le tour de force de Billeter est de proposer un raccourci qui a de quoi surprendre : le “souci de soi” véhiculerait avec lui une conception du sujet, de l’individu, qui serait en fait celle du pouvoir politique dominant.

Dit autrement, le souci de soi serait l’intériorisation d’une vision du monde qui n’a rien d’intime. Dans cette vision, le sujet devient réceptacle – ou écho – du monde ; un rôle de spectateur contemplatif finalement, puisqu’il n’est pas capable d’invention.

Au bout du chemin qu’est le “souci de soi” il y aurait donc la reconnaissance d’un ordre hétéronome, une transcendance. Dans cette perspective, l’individu ne peut être autonome, il n’est pas non plus créatif et n’invente rien. Tout au plus peut-il entrer en “résonance analogique” avec l’Un qui étouffe en même temps la multiplicité et la pluralité des individus.

Il y a, derrière ce propos, la thèse de Billeter que le pouvoir politique chinois a réussi un tour de force exceptionnel en verrouillant, il y a plusieurs millénaires, le champ de la pensée et de la religion dans une voie qui, fondamentalement, l’empêche d’agir sur le monde (ici le titre “Éloge de la fadeur”, de François Jullien, résonne étrangement. Cf. Accéder à la pensée chinoise pour la polémique entre Jullien et Billeter).

Il serait intéressant de lier cette thèse avec le fait que Saint-Augustin, penseur du soliloque et de la confession, donc de l’intime et du “souci de soi”, est en même temps celui qui publie, qui rend public cette intimité. Le théologique, puis le politique et le pouvoir séculaire se retrouvent ainsi étrangement portés par un discours intime et par une confession.

Le sujet n’est qu’à peine effleuré, bien sûr ; juste assez pour partager mon étonnement. Mais on pourrait se demander pourquoi je publie moi-même ce type de propos et pourquoi aller s’interroger ici sur la pensée chinoise, ailleurs sur l’acédie chrétienne, quand ce n’est pas pour remonter à la Grêce antique ? En guise de réponse, je citerais volontiers Jean-François Billeter qui écrit, dans le même petit livre :

“Une fois qu’une invention s’est emparée des esprits, rien ne semble pouvoir arrêter le déploiement de ses conséquences. Le seul moyen d’y mettre fin est de remonter au point de départ et de montrer, précisément, l’invention.” p. 80.

Merci pour cette serie d’articles, je ne connais pas les travaux de Billeter…et je vais pouvoir decouvrir cela. Je suis un juste un pratiquant de Taiji Quan, s’interessant au Taoisme et j’interprete peut-etre mal ce qu’il dit (faute de l’avoir lu) mais je suis tres etonne de lire:
« Au bout du chemin qu’est le “souci de soi” il y aurait donc la reconnaissance d’un ordre hétéronome, une transcendance. Dans cette perspective, l’individu ne peut être autonome, il n’est pas non plus créatif et n’invente rien. »

Dire que le wuwei (traduit souvent ‘non-agir’ faute meilleure traduction possible) qui semble le theme de votre post, fait que « l’individu…n’est pas creatif et n’invente rien » m’apparait comme un contresens pour le moins curieux…
Je ne dis pas cela uniquement d’un peu de vue theorique (l’explication que j’en ai viens de Gu Meisheng) mais de ce que j’en percois et comprends via ma pratique….sans parler de l’histoire, comment expliquer les grandes inventions
http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_sciences_et_techniques_en_Chine

Je ne suis pas sur du coup d’avoir bien saisi votre point de vu…ou alors parlez-vous uniquement de politique ?

De maniere generale…un peu hors sujet. Je me demande qu’elle representation peut on se faire du Dao, du Qi, du Yin et du Yang, du Wuwei etc…sans une pratique qui permet d’en comprendre le sens…aborde juste d’un point de vue intellectuel cette pensee, m’apparait pour ainsi dire comme un probleme methodologique…

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Oui, c’est un contexte surtout politique. Et c’est ce qui est troublant de prime abord : là où le souci de soi semblait fort éloigné des questions de pouvoir politique, voilà qu’apparaît la possibilité que le souci de soi soit manipulé par le politique.

Pour toutes les pratiques que vous évoquez, on pourrait penser que leur richesse ( tout comme l’aspect méthodologique que vous soulignez) soit un effet de cette manipulation. Je veux dire par là que les arts martiaux (ou pratiques corporelles plus généralement) seraient des techniques de soi « actives » et créatrices développées en réponse à la main mise sur la littérature du souci de soi. C’est juste une hypothèse car je ne connais pas les « Dao, Qi, Yin, Yang, et Wuwei ».

[Reply]

Que la question politique soit presente me semble assez clair…mais je ne vois pas en quoi il serait sous-jacent au « souci de soi ».
Il me semble tres directement exprime dans certain texte…le tao-to king, par exemple.
Certaines recommandations a l’attention des « gouvernants » me semble assez explicites et peu tourner vers le « souci de soi »…et par leur nature tout a fait « politique »…un exemple parmi d’autre
http://taoteking.free.fr/interieur.php3?chapitre=19

A partir de principes fondamentaux, la pensee chinoise declinent ces principes a differents domaines…que ce soit en politique, art, art martiaux, medicine, etc….derriere chaque domaine, on retrouve en pratique les principes fondamentaux initiaux. Que cela puisse etre percu comme une forme d’ideologie tout a fait assume…oui par construction meme (ce n’est pas cache, c’est meme tres visible)…je ne vois pas ce qui est troublant…

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Comme le sujet m’interesse, j’ai continue a rechercher, pour essayer de comprendre ce qui m’apparait comme une contraction, enfin une inversion des valeurs a des fins du pouvoir politique…

Si on lit Lao-tseu ou Tchouang-tseu, il est clair que comme le dis Romain Gaziani:
« Dans le taoisme antique, la figure du nourisson est au depart associe a une valorisation inedite du feminin, quand bien meme celui ci n’est, en dernier lien, qu’un moyen de satisfaire les ambitions toutes males de vaincre ou de regner. « Enfant de je ne sais qui, elle [la voie, ou Dao] semble preceder le seigneur d’en haut [Di, le dieu supreme] » dit le Loazi. La puissance fondatrice de l’ordre culturel (le Di) se voit releguer en position secondaire, tandis que la Voie est vue comme une puissance feminine….le modele feminin de la parturition rend compte de l’affinite du sage avec le nourrisson….par extension metaphorique, la prime enfance est pensee commme l’etat optimal de la personne… »

Quand on lit des textes apres la dynastie Han, il est surpenant de voir l’inversion qui est faite.
Le « feminin » (ontologique, la Voie, la Dao) precede le « masculin » (ontologique, le Di, ordre culturel ) avant l’arrive de la dynastie Han. Apres les Han, c’est ordre est inverse, comme le dit Gu Meisheng « depuis la dynastie des Han, les Taoistes consacrent tous leurs efforts a acquerir l’element yang et a se debarasser de l’element yin. Sans se prononcer sur le bien-fonde d’une telle pratique. »

Un exemple typique de cette inversion:
« Le Ciel ( « masculin » ontologique) est en haut, il est noble, eminent, superieur, premier. La Terre (« feminin » ontologique) est en bas, elle est inferieure, subordonne, suivante, obeissante….le Ciel initie les transformations qui font la vie; la terre les accomplit. »

Dans « Le point » j’ai trouve une explication tres interessantes de cette dominance d’un coup du masculin dans le taoisme…et cette potentielle contradiction avec l’aspet feminin du Dao….pour des raisons politiques, pour conforter le pouvoir. L’article est de John Lagernwey « en chine, le createur d’orthodoxie, c’est l’etat »

 »
Le point: Au IIe siecle de notre ere [sous la dynastie Han], Laozi est divinise par le pouvoir. Sait-on vraiment pourquoi c’est lui qui est choisi et non, par exemple, Zhuangzi?

JL: pour qu’il soit divinise, il fallait qu’il soit utile au pouvoir…or Zhuangzi etait un philosophe qui refusait explicitement de s’occuper de politique…..Confucius, au contraire, qui sera divinise vers cette epoque,etait obsede par la politique: le but de sa vie etait de devenir conseiller d’etat. Quand a Laozi, il etait egalement un conseiller de l’empereur, dans le livre qui porte son nom.
….
lisez les textes, les bas reliefs de la periode Han…ils racontent souvent la rencontre entre Laozi et Confucius, toujours presente comme le cadet (« Laozi est comme un dragon »), Confucius qui vient chercher conseil…pourquoi ? parce Laozi est le premier a parler de Dao, la Voie, ce principe metaphysique qui va concurrencer le principe du Ciel, jusque la symbole de l’entite royale….le Dao represente le Un, le tout….l’empereur est le fils du Ciel sur la Terre…et il doit avoir un rapport avec une entite metaphysique unitaire. Le Dao est, dans cette visee, un concept ideal. Si Laozi est divinise, c’est que le taoisme doit jouer un role unificateur, le meme que les empereurs rommains du Bas-Empire vont attribuer au christianisme…
 »
Je pense que Billeter (que j’ai pas encore lu), parle de ce meme constat d’inversion des valeurs pour renforcer le pouvoir politique.

Pour l’anecdote je suis sur le net les cours de Stiegler de l’ecole d’Epineuil, et dans d’autre terme (dans notre culture, on ne parle pas de « feminin » et « masculin » ontologique) mais j’entends exactement la meme chose lorsqu’il parle de Platon et de sont revirement dans la Republique de Platon…

Pour info, j’ai mis en ligne un documentaire sur Gu Meisheng qui pourrait vous interesser pour mieux comprendre, ce qu’est le Dao, le Ying, le Yang, etc…a travers la pratique du taiji quan

http://www.youtube.com/watch?v=d9fRJd4Bpgs
Presentation du Qi, du Dao, du Yin et du Yang dans la pratique du taiji quan. De l’apparition des mouvements circulaires (cercles) avant leur diminution et du retour en son centre vers la pratique du Wuwei (« non agir »)

http://www.youtube.com/watch?v=MoUzu487Dp8
L’enfant comme modele dans le Taoisme. Lecture du Tchouang-tseu « principes pour nourrir sa vie ou l’hygiene du boucher » et illustration dans la pratique du taiji et des exercices de tuishou (« poussee des mains »)

http://www.youtube.com/watch?v=oKI4QtZUg_Q
Plus de detail sur le Qi. Origine du taiji et les principales ecoles avec demonstrations.

http://www.youtube.com/watch?v=TxMs4EDYHeo
Taiji quan et civilisation chinoise. Evolution interieure vers l’homme du Qi.

[Reply]

Vraiment très intéressant, je vais regarder de plus près, merci.

[Reply]

 

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