Le web comme remède à l’épuisement des politiques culturelles européennes

J’ai été invité à la Journée professionnelle sur la coopération culturelle européenne, organisée par l’association Relais Culture Europe avec notamment le concours du Festival d’Avignon, et à laquelle était invitée Ars Industrialis.
En faisant une synthèse des interventions de la journée, Bernard Stiegler à souligné à juste titre l’épuisement comme thème récurrent des interventions de la journée.
Épuisé, je l’étais aussi, et pas seulement pas par la chaleur caniculaire qui frappait Avignon ce jour là, ni par les aléas logistiques inhérents à la coordination et aux déplacements de tous ces participants venus de toute l’Europe dans une ville grouillante d’activités artistiques.

Non, l’épuisement était partout ailleurs  : épuisement des ressources et nécessité d’un développement durable, épuisement des budgets pour soutenir la culture, épuisement des politiques qui ne perçoivent pas les enjeux portés par la culture, épuisement des argumentations qui tournent en rond.

La journée avait pourtant bien commencé avec la table ronde initiée par Alain Giffard qui, avec la verve qu’on lui connaît, a brossé en dix minutes une magistrale présentation des travaux et des thèses soutenues par Ars Industrialis. Il était donc acquis que la question culturelle devait se poser selon l’axe des industries culturelles et des technologies de l’esprit. Vincent PUIG, le directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation, a enfoncé le clou en faisant une démonstration de l’outil Lignes de temps, développé à l’IRI.

Et puis, malgré quelques moments lumineux, l’épuisement a repris le dessus, comme si ce qui avait été dit en début de journée s’était évaporée sous l’effet de la chaleur. Alors j’ai pensé à une phrase de Godard, prononcée dans un autre festival, celui de Cannes en 1968, et que j’aurai modifié de la sorte :

« Mais je vous parle industries culturelles et technologies de l’esprit et vous me répondez danse, théâtre, et spectacle vivant !! « 

Les artistes, les technocrates de la culture et les politiques me donnent la sensation tourner en rond : les artistes demandent de l’argent, les technocrates leur expliquent qu’il n’en n’ont pas ( mais qu’il faut continuer quand même d’en demander car sinon ils ne pourraient plus exercer leur pouvoir ), et les politiques ne jurent que par le spectacle et l’événementiel (et on fait quoi entre? ).

Bien sûr il y a des artistes et des institutions qui comprennent les enjeux des industries culturelles et des technologies de l’esprit, et même nombreux parmi les jeunes talents sont très immergés dans des pratiques et des activités numériques. Mais seuls, ils ne peuvent pas faire une politique européenne des technologies de l’esprit, ils ont besoins des puissances publiques, sous toutes leurs formes : territoriales, régionales, nationales et européennes. Il faut que toute la chaîne des acteurs de la culture, et jusqu’aux publics qui ne demandent qu’à participer, soit impliquée.

Le web est précisément le lieu où il est possible que les logiques de l’épuisement trouvent des alternatives, là où l’intelligence collective peut émerger, et où des logiques participatives peuvent inscrire la culture dans autre chose qu’un lieu protégé, sous perfusion, qui ne peut offrir que des rhétoriques de la résistance et des politiques de l’exception culturelle.

Les puissances publiques européennes sont coupables, malgré leurs beaux discours et leurs belles convictions, d’étouffer la question culturelle comme une mère qui étoufferait son enfant à trop vouloir l’étreindre et le protéger.

Le web donc, change la donne comme il change et re-configure toutes les industries et les institutions, y compris et surtout les industries culturelles. Mais comment espérer que des décisions éclairées soient prises quand ceux qui peuvent prendre ces décisions ne pratiquent pas ce nouveau milieu technologique ? C’est comme espérer qu’un analphabète apprenne à quiconque à écrire.

Qu’il faille placer la culture au coeur de la politique européenne, chaque nouveau référendum sur la constitution européenne le rappelle avec urgence. Mais l’Europe a du mal à penser et à théoriser comment le faire, précisément parce que les enjeux industriels lui échappent systématiquement, à l’image de Michel Rocard qui affirmait de manière ahurissante qu’il fallait laisser la culture aux pays membres, afin qu’ils aient au moins cela en propre. En clair : ne pas avoir de politique culturelle européenne.

Il s’est dit lors de cette journée que Michel Rocard avait changé, et qu’à présent il comprenait mieux les enjeux de la culture, et je veux bien le croire en voyant le rapport sur la république 2.0 qu’il avait sorti au printemps 2007. Mais combien faudra-t-il de révélations rocardiennes parmi nos politiques et les membres de la commission européenne avant que l’Europe fasse sa révolution copernicienne de la question culturelle ?

Toujours est-il que ce n’est pas un hasard si le web a été inventé en Europe, et ce ne sera pas un hasard si l’Europe saisi à nouveau l’opportunité du web pour se ré-inventer et instancier sa devise officielle : « Unité dans la diversité ».

Complètement d’accord et fatigué aussi des débats incessant autour de la démocratisation, de l’accès, etc. le débat sur le culture en France est bel et bien sclérosé, notamment par un Etat qui est devenu pour une large part celui des artistes, exclusivement. Fatigué aussi des argumentations qui tournent en rond. Si le web est loin de tout résoudre, au moins il permet de renouveler les pratiques!

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Oui, épuisement général ! Et pas que dans la culture … J’ai senti cela aussi chez les militants des dialogues en humanité à Lyon ! Ca tourne en rond, ca tourne en rond … Et idem, l’argent qui doit tourner pour continuer, subventions qui baissent, et des fois l’argent mal utilisé aussi, dans des assoc qui ne voient pas que le monde change et qui continuent à gérer sur de vieux schémas de fonctionnement.
Pour revenir à la culture, s’il est difficile de changer de ritournelle, c’est que peut-être le travail sur l’image, sur les médias n’a pas encore été fait, ou l’historicité (déjà) des technologies modernes de l’esprit n’a même pas été étudiée (et les anciennes encore moins …). C’est que pour s’en rendre compte, il faut se rendre compte déjà de la puissance que cela a (ou a eu) sur soi-même … donc ouvrir les yeux sur une certaine réalité d’emprise de l’esprit … pas toujours simple. Et pire, on peut le comprendre, le penser et continuer d’agir avec de vieux automatismes, imprégnés jusqu’à la moelle … Je suis peut-être un peu dure dans mes propos, mais c’est ce que je pense …
Et puis après il y a deux webs … celui qui tente encore de faire emprise, de manipuler l’esprit … et celui qui tente d’innover complètement, de changer les structures et les automatismes… ouf, il existe ! 😉

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On pourrait rajouter à la liste des épuisements divers, celle de l’imagination chez de nombreux fonctionnaires de la culture…
En même temps, la pénurie, la rareté, n’est-elle pas un paramètre du biotope de la création? Aussi loin que je me rappelle, je n’ai jamais entendu un artiste affirmer que les ressources publiques ou privées consacrées à la culture étaients suffisantes.
Pardon pour ce truisme, mais la contrainte stimule souvent à l’inventivité. Verrait-on émerger les plus grands chefs d’oeuvre dans un climat d’abondance de moyens ? Peut-être, après tout. Mais je me souviens avoir parlé un jour à un réalisateur reconnaissant ‘off’ que le parcours du combattant qu’il avait mené pour réunir les soutiens de son film l’avait conduit à repenser et à améliorer son projet. Cela m’a marqué.
La culture est en pénurie à en croire certains professionnels. Parallèlement, d’aucuns se plaignent en France d’être noyés sous la publication de livres… (35.077 nouveautés publiées en 1997, 57.728 en 2006…)… Toujours ce paradoxe.
Le web (2.0) va-t-il y bousculer la situation actuellle ? J’en suis comme vous persuadé. D’abord, il devrait mettre enfin directement en contact une offre culturelle spécifique avec la niche de marché qui lui correspond. Ce ne sera pas un mal. Ensuite, le web devrait décloisonner toutes ces chapelles technocratiques et leur insuffler un peu d’oxygène salutaire, qui débouchera, qui sait, sur des politiques de soutien à la culture innovantes en Europe..

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Hmm épuisement culturel. Je ne suis pas si sûr. Il y a des avenues culturelles traditionnelles qui souffrent en effet de budget, mais sont elles des avenues qui font partie de l’establishment, des institutions.

La création culturelle trouve toujours une voix, mais en effet certaines institutionnelles disparaissent. De nouveaux mouvements se créent et un jour ils s’institutionnalisent et éventuellement disparaissent.

Bien qu’en effet, c’est toujours terrible de voir le manque de support vers les structures qui organisent la culture, je ne fais pas un tableau si noir. C’est un débat difficile un peu comme le patrimoine.

En effet, je suis d’accord avec toi, que les artistes continuent de créer dans les brèches et ces dernières années j’ai vu de merveilleuses choses… en ligne ou dans la foule. Même les artistes chinois de Dashanzhi sont institutionnalisées. Il faut chercher ailleurs.

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@ Jean Yves Huwart : tout à fait d’accord avec toi , il vrai que les contraintes ont du bon.
@ karl : par épuisement culturel, je pointe du doigt l’épuisement des politiques culturelles

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J’essaie de penser si une *politique* 😉 culturelle a été bénéfique pour l’art ou pas. Dans les régimes autoritaires qui ont des politiques culturelles très fortes, on voit l’émergence de deux mouvements : un de rebellion qui est très créatif et donne des choses intéressantes, un officiel qui établit un style artistique historique (exemple l’art des soviets). Ironiquement, dans les démocraties, on glose beaucoup sur l’art mais j’ai l’impression que l’on crée peu de choses intéressantes. Réflexion à mûrir, à germiner. Je ne suis pas sûr de ce que je dis.

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Merci pour tes commentaires karl.
Il est clair que quand la politique culturelle en est réduit à être une propagande idéologique, on est loin d’une situation culturelle souhaitable. 🙂
Le défaut de politique culturelle que j’évoque est un appel pour une politique industrielle des technologies de l’esprit.
– « Politique », parce que cela concerne le vivre ensemble
– « Industrielle », parce que c’est notre milieu économique et que l’on ne peut l’ignorer
– « Technologies de l’esprit », par ce que notre époque est celle où l’industrie n’est plus celle de la transformation de la matière mais du traitement industriel des symboles. (écriture et arts numériques).

C’est cette situation qui pousse à avoir une politique culturelle qui n’est plus celle d’un ministère de la culture qui ferait soit de la résistance, soit de la propagande. Mais plutôt une écologie de l’esprit, portée par la puissance publique, dans une époque hyper-industrielle.
Un exemple ? Je crois que l’investissement dans des data centers est aujourd’hui un investissement culturel critique car la culture aussi a besoin d’infrastructure.

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Pourquoi ai-je quitté le monde du spectacle ?…

Christian Fauré répond à une question que personne ne se pose à mon propos : Le web comme remède à l’épuisement des politiques culturelles européennes. Pour quel raison Bertrand Keller travaille-t-il aujourd’hui dans le web et pas dans le spe…

 

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