Une question de mémoire
C’est une question intéressante, posée par un lecteur qui prépare une traduction de « Passer à l’acte » (Bernard Stiegler) pour un éditeur allemand. Là voici :
« Peut-être pourriez-vous m’éclairer : les rétentions tertiaires sont des rétentions epiphylogénétiques et sont donc des hypomnèses ?
Les trois termes designent-ils la même chose ? »
Merci donc pour cette question, à laquelle je vais tenter de répondre en collant au plus près du texte de Stiegler et en m’appuyant sur « Philosopher par accident : Entretiens avec Elie During » (Bernard Stiegler), qui est un ouvrage d’une pédagogie remarquable.
Stiegler reprend le constat fait par Leroi-Gourhan dans « Le Geste et la Parole, tome 1 : Technique et Langage » (André Leroi-Gourhan) :
« Entre l’australopithèque et le néandertalien se produit une différenciation biologique au niveau du cortex cérébral : c’est ce que l’on appelle l’ouverture de l’éventail cortical. Mais, à partir du néandertalien, dit Leroi-Gourhan, le système cortical n’évolue pratiquement plus. C’est à dire que l’équipement neuronal du néandertalien est assez semblable au nôtre.
Or, depuis le néandertalien jusqu’à nous, la technique a extrêmement évolué. Cela signifie que l’évolution technique ne dépend plus de l’évolution biologique. Le concept technique n’est pas inscrit d’avance dans une organisation biologique du cerveau.
C’est en ce sens que l’on peut dire que l’hominisation est un processus d’extériorisation : l’espace de différenciation se produit hors de l’espace strictement biologique. » (« Philosopher par accident : Entretiens avec Elie During » (Bernard Stiegler) p.47 – nos alinéas et nos italiques )
Pour Bernard Stiegler ce processus d’extériorisation est celui qui constitue une troisième couche de mémoire :
- il y a d’abord la mémoire génétique, qui est celle de l’espèce et que l’on appelle aujourd’hui le génome
- il y a ensuite la mémoire épigénétique, qui est celle de l’individu. C’est celle qui est le produit de l’expérience individuelle et qui est conservée dans le système nerveux central. Cette mémoire est la mémoire de l’expérience.
- enfin, Stiegler ajoute la mémoire épiphylogénétique. Epiphylogénétique fait allusion à cette caractérique de l’homme de poursuivre son développement à l’extérieur du vivant lui-même. Précisément grâce à la technique :
« La mémoire humaine est indissociable de la technique en tant qu’elle est épiphylogénétique : je la qualifie ainsi dans la mesure où la troisième mémoire est à la fois le produit de l’expérience individuelle que l’on appelle épigénétique, et le support phylogénétique, c’est-à-dire constituant un véritable phylum culturel intergénérationnel, de l’accumulation des savoirs de ce que l’on ne peut plus simplement nommer l’espèce, mais bien le genre humain. » « Philosopher par accident : Entretiens avec Elie During » (Bernard Stiegler) p.49.
Voilà pour une brève explicitation du caractère épiphylogénétique de la mémoire humaine. Reste maintenant à distinguer ce caractère épiphylogénétique de la mémoire des hypomnèses.
Les hypomnèses sont des techniques de mémoire, des mnémotechniques qui, sans pour autant s’opposer au caractère épiphylogénétique de la mémoire humaine doivent en être distinguées :
« Il faut soigneusement distinguer la technique comme milieu de la mémoire épiphylogénétique en général, et ce que l’on doit appeler les mnémotechniques à proprement parler ». « Philosopher par accident : Entretiens avec Elie During » (Bernard Stiegler) p.59.
Pour expliciter cette distinction, Stiegler prend l’exemple du silex : en tant qu’objet technique le silex s’inscrit dans, et consitue, le milieu épiphylogénétique. Mais le silex n’a pas été produit pour être une technique de mémoire, il a été produit comme outil pour chasser, travailler la matière, découper la viande, etc. :
« Si la technique en général constitue pour l’homme un milieu originaire de mémoire épiphylogénétique, toute technique n’est pas pour autant faite pour garder la mémoire. Un silex taillé n’est pas fait pour garder la mémoire. Il est fait pour découper de la viande, pour travailler une matière. Il se trouve que, par ailleurs, et spontanément, il est aussi un vecteur de mémoire. C’est pour cela que les archéologues peuvent, à travers les silex taillés, ou à travers des tessons de poterie, à travers des objects manufacturés quels qu’ils soient, reconstituer une civilisation (…) « Philosopher par accident : Entretiens avec Elie During » (Bernard Stiegler). p.60.
Les techniques de mémoire que sont les hypomnèses ne se sont vraiment constituées qu’avec des phénomènes comme les peintures des grottes de Lascaux et plus tard dans les premiers empires mésopotamiens qui ont eu à gérer des stocks, ou encore aux abords du Nil pour prévoir les crues. Mais c’est bien parce que la mémoire humaine est epiphylogénétique que les hypomnèses sont possibles.
Quant aux rétentions tertiaires, j’en ai déjà parlé dans la note A propos de la rétention. Précisons tout de même que le terme de rétention s’inscrit dans reprise du vocabulaire husserlien qui parle de rétentions primaires et de rétentions secondaires. Stiegler forme le terme de rétention tertiaire pour désigner l’aspect épiphylogénétique, c’est à dire technique, de notre mémoire. A ce titre les rétentions tertiaires sont des supports de mémoire, et de fait – ce qui permet de fixer l’articulation entre rétention tertiaire et épiphylogénèse :
« … toutes les instances épiphylogénétiques sont des rétentions tertiaires, c’est à dire tous les objets en général, en tant que les objets sont toujours des objets techniques ». « Philosopher par accident : Entretiens avec Elie During » (Bernard Stiegler). p.83.
Bonjour,
dans la troisième citation de Philosopher par accident que vous utilisez (commençant par « La mémoire humaine est indissociable de la technique en tant qu’elle est épiphylogénétique… »), il faudrait lire « (…)la troisième mémoire est à la fois le produit de l’expérience individuelle que l’on appelle épigénétique(…) »
cordialement et merci pour ce riche blog – Vincent
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