Le piège de la distinction entre connaissance tacite et explicite

La littérature consacrée à la gestion des connaissances dans l’entreprise connaît bien la distinction entre les connaissances explicites et tacites. Elle a été popularisée en 1995 par Nonaka et Takeuchi dans « The Knowledge-Creating Company: How Japanese Companies Create the Dynamics of Innovation » (Ikujiro Nonaka, Hirotaka Takeuchi). Il faut pourtant savoir que le concept de connaissance tacite remonte à Michael Polanyi (« Tacit Dimension » (Michael Polanyi),1969), voire même à Ludwig Wittgenstein quelques décennies auparavant. Je pense toutefois que la distinction entre les connaissances tacites et explicites relève d’une profonde équivoque.


Pour Polanyi, nos connaissances comportent une part irréductible d’éléments tacites. Le savoir-faire et le tour de main artisanal sont souvent représentatifs de ce type de connaissance qui se laisse difficilement formaliser. La connaissance tacite est également présente quand je plante un clou avec un marteau. En effet, dans cette action, je dois focaliser mon attention sur le clou que je dois enfoncer, tout en ayant présent à l’esprit – de façon tacite – la position du marteau dans ma main. Chacun pourra faire l’expérience suivante : s’il se concentre sur le marteau, il manquera le clou et se tapera sur les doigts. De fait, chez Polanyi la connaissance tacite est partout où il y a de la connaissance. Il serait sûrement inconcevable pour lui de séparer les deux.
C’est pourtant ce geste qu’accomplissent Nonaka et Takeuchi en distinguant la connaissance tacite de la connaissance explicite. Depuis, le fossé ne cesse de grandir entre ces deux berges de la connaissance, faisant le lit du fleuve de l’ignorance. De fait, les démarches menées par les entreprises ont consistées à formaliser le plus possible. Le mot d’ordre était : « rendre explicite et exploitable les gisements de connaissances tacites ». Cela était d’autant plus opportun que les technologies de l’information et de la communication permettait de rendre accessible à tous , immédiatement et à peu de frais, toutes ces informations.
Mais les lendemains de fête furent douloureux. Tout d’abord est apparût ce que Bernard Stiegler nomme la « désorientation » : la multiplicité des informations sur supports numériques a rendu encore plus opaque la diffusion de ces précieuses informations. Puis, la compréhension de ces connaissances formalisées s’est avérée beaucoup plus difficile que ce que prévoyait l’utopie de la communication transparente de certains auteurs de l’école de Palo Alto. Enfin, le coût de l’ensemble de ces démarches a été plus que sous-estimé. Et tout ceci pour un résultat qui frôle l’indécence ; « pschiiit » comme dirait un président de la république française.

Doit-on en conclure pour autant que toute démarche de management des connaissances est une utopie ? Là n’est pas la question, car aucune entreprise ne fait du management des connaissances pour faire du management des connaissances, ou même pour se faire plaisir intellectuellement. Je pense au contraire que cette expérience est révélatrice d’une véritable crise du management. En voulant appréhender la question de la connaissance, et à travers elle la question du capital immatériel, le management a atteint certaines limites de son paradigme.
Si les entreprises se cassent les dents sur la question de la connaissance – et sur les pratiques qui en découlent- c’est qu’elles ont occulté une dimension essentielle : la connaissance est, pour reprendre la terminologie de Gilbert Simondon, le fruit d’un
processus individuation. Je pense que l’on ne mesure par encore les impacts des difficultés rencontrées dans la prétention des entreprises à gérer leur capital immatériel. En voulant appréhender les connaissances comme des particularités, et non comme des singularités, nous risquons d’assister à un nivellement par le bas de la capacité créative des entreprises, c’est à dire à l’inverse de ce qui était recherché. On ne gère pas des singularités. On ne gère pas des individualités. En revanche, on peut mener des politiques favorisant l’apparition de meilleures pratiques et encourageant la création de connaissances.
L’anglais possède un mot révélateur pour qualifier ces connaissances et ces pratiques que l’on n’arrive pas à partager et à diffuser : c’est le mot « sticky ». Il y a fort à parier que çà va continuer à « coller » encore longtemps aux doigts des managers qui abordent la question, à l’image du sparadrap qui collait au doigt du capitaine Haddock.

Votre article sur la connaissance explicite et tacite est un point de vue intéresant.
Les terminologies Tacite et Explicite ont été interprétées de différentes manières. Les Japonnais vont même jusqu’au concept de connaissance « privée ».
Le problème pour une entreprise est de ne pas perdre les pratiques, tour-de-main, savoir-faire… avec leurs détenteurs. Donc de formaliser des connaissances qui sont essentiellement transmises de manière orale, pour les partager (faire progresser d’autres personnes), ne pas oublier (des projets par exemple), ou les transférer (à un remplaçant).
Toutes les connaissances ne sont effectivement pas à formaliser. Une étude des connaissances « critiques », donc à formaliser, est un préambule avant de se lancer dans la formalisation.
Ceci étant, comme vous le soulignez, le processus de « fabrication » de connaissance est permanent. Cela implique donc de mettre en place une gestion des connaissances formalisées.
Le transfert de connaissance peut se faire de plusieurs manières, du compagnonnage à l’information (le livre par exemple), en passant par la formation.
Vous soulignez enfin le problème des systèmes d’informations saturés. En effet trop d’informations tue l’information. L’information est aussi un concept assez vague. On parle aussi bien de l’information des journaux, de mails, de documents… Nous pouvons observer que les entreprises génèrent et consomment de plus en plus d’informations. Et pour le moment, elle ne « gère » pas les flux d’informations. D’où des saturations et une qualité de l’information médiocre et beaucoup d’échec dans les projets d’intranet, GED…
Pour ce qui est de la gestion des connaissances, très peu d’entreprises (à ma connaissanc) en France gèrent véritablement leurs connaissances.
Pour ce qui est de la formalisation des connaissances, on y arrive très bien avec ou sans méthode de modélisation (c’est mon travail). Je ne dis pas que c’est simple, mais nous avons d’excellents résultats. Et il n’y a plus de problème de connaissance tacite ou explicite, seulement le récit et l’observation du « comment on fait ».
Toute cette formalisation n’a de sens que si elle est réutilisée, appropriée, avec un nouveau détenteur de cette connaissance qui va continuer le processus de création de connaissance.
Contrairement à ce que vous écrivez, la formalisation des connaissances est un moyen de concevoir des nouvelles connaissances, et parfois, de favoriser l’innovation. Ce n’est pas tirer par le bas, c’est essayer d’élever les autres au meilleur niveau et de favoriser la création et l’adaptation.
Pour conclure, la « gestion des connaissances » se fait depuis que l’homme s’est mis à avoir des connaissances complexes, qu’il a été obligé de se spécialiser que ce soit pour la chasse, la fabrication d’armes, l’agriculture… Et c’est ainsi que le feu s’est transmis jusqu’à nous.
Enfin, renier la formalisation des connaissances serait renier les livres, les écoles, les universités, les centres de formation…
Ce qui change aujourd’hui, c’est notre meilleur connaissance du cerveau, les technologies de communication, l’intelligence artificielle, et le coût du transfert de connaissance.

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