Lecture critique du « Management 3.0 Workout » de Jurgen Appelo

Il s’agit d’une lecture critique de l’introduction du dernier livre de Jurgen Appelo, “Management 3.0 Workout”.

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“Management is too important to leave to the managers” commence par affirmer Appelo dès les premiers mots de son introduction.

Il se trouve que le public auquel s’adresse l’auteur – 80% selon ses propos – ne se considère pas comme étant des managers. Ils appartiennent à la catégorie des “Creative Networkers”.

En d’autres temps, on aurait parlé de Knowledge worker, pour reprendre l’expression de Peter Druker, mais Appelo préfère souligner la dimension créative de leur activité qui s’exerce dans des réseaux relationnels horizontaux plus que verticaux, ces derniers étant traditionnellement associés à la verticalité hiérarchique du management.

Le public d’Appelo, celui qui le lit, celui qui participe à ses séminaires, ses formations et ses conférences, appartient à ce que Richard Florida appelle la “creative class” ( The Rise of the Creative Class, 2002)

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Bien que redécouvrant le phénomène de la gentrification observé dans les 70, Richard Florida suggère que cette classe aux contours flous (aujourd’hui incarnée par les Hipsters, hier par les Bobos) serait sensée être un facteur d’attractivité économique pour les villes et les territoires qui arrivent à les attirer.

Mais le problème de cette “creative class” est précisément qu’elle suppose que certains sont créatifs et d’autres pas : on peut rêver mieux comme principe de contribution où chacun peut être manager. De fait, cela a une certaine importance dans le cadre des propos d’Appelo, car on peut se demander si son message peut s’adresser à ceux qui n’appartiennent pas à la classe dite “creative”.

La référence à la creative class et les creative networker d’Appelo induit une limitation à la portée de son propos : tout le monde peut faire du management, oui mais à la condition d’être un “creative networker”.

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Quelles sont donc les questions que se posent et que pose le public d’Appelo, celui qui participe à ses conférences ou ses formations ? Il demande systématiquement :

“How can we change other people ?”

Ce qui revient à s’exclure soi-même des problèmes et, en tout cas, à ne pas pouvoir soi-même changer les dysfonctionnements organisationnels que chacun peut constater.

D’une certaine façon, les propos de Jurgen Appelo en appellent à libération des “creative networker” que vous êtes.

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Son message est donc le suivant : “ Libérez-vous, prenez des initiatives, ne demandez pas la permission, etc.”, bref, c’est un véritable printemps arabe de la creative class.

Il faut se libérer du mauvais management, de celui qui produit des situations de travail dans lesquelles plus des deux tiers des salariés sont malheureux et désengagés, comme le rappellent les apôtres de l’entreprise libérée (cf. Isaac Getz).

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Donc, si vous n’êtes pas épanoui dans votre entreprise, démissionnez et ne revenez pas au travail lundi prochain :

“If your best experiences in life are all vacations, then maybe you shoudn’t retrun to work tomorrow”

Facile à dire quand on appartient à la creative class, un peu moins pour les autres.

Au final, ce qui caractérise le mauvais management, se présente comme l’ensemble des pratiques managériales qui ne servent pas équitablement l’ensemble des parties prenantes de l’organisation.

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Par exemple, celles qui privilégient trop le client ou les actionnaires au détriment des employés mais aussi des fournisseurs, de la puissance publique ou des différentes communautés. Le bon management est donc celui qui donne satisfaction à toutes les parties prenantes d’une organisation.

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Cela dit, on peut être attentif à satisfaire toutes les parties prenantes d’une organisation et, au final, échouer. Cela dépend de la manière dont on se représente une organisation ou un système.

Le management 1.0 représente pour Appello celui qui considère une organisation comme un ensemble de rouages mécaniques qui peuvent être évalués, réparés et remplacés. Ce management – très taylorien – est toujours très présent de nos jours.

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Ce que dit Appelo est très juste, mais il faut rappeler toutefois que cette conception de l’organisation comme un système mécanique trouve ses racines dans l’évolution des techniques de production. Et que cela n’a rien de fortuit.

Je veux dire par là que si ce mauvais management prend ses racines dans la technologie, il ne faudrait pas pour autant en conclure que tout style de management qui prend ses racines dans le système technique de son époque est forcément mauvais.

En fait, le management est toujours le fruit de l’évolution des systèmes techniques ; Appelo ne dit pas le contraire mais il le laisse entendre et, du coup, n’interroge jamais les liens entre les systèmes techniques et les styles de management. Il faudrait ainsi souligner que le style de management qu’il nous présente (le management 3.0) est lui-même le fruit d’une certaine évolution technique, celui du numérique en réseau au sein duquel travaille les creative networkers auxquels il s’adresse.

Par ailleurs, si on s’accorde à dire que “l’humain est le plus important” et que le Managment 1.0 exploite les employés plus qu’il ne leur donne satisfaction, est-ce que le Management 2.0 fait mieux ?

Ce Management 2.0 est décrit par Appello comme un management qui veut laisser une place aux intérêts des employés mais sans abandonner pour autant la force de la verticalité hiérarchique qui est celle du Top-down.

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En fait, il s’agit d’une forme de Micro-Management qui prend forme via des rituels d’interaction entre managers et managés. Le principal reproche que fait Appelo à ce Micro Management (c’est moi qui le qualifie de la sorte, car quand Appelo parle de micro management il est plutôt question de souligner le côté intrusif et abusif du management qui va jusqu’à contrôler les moindre détails), le défaut de ce Micro Management disais-je, est qu’il ne favorise pas la confiance dans la mesure où les managers en savent plus sur les employées que les employées eux-mêmes.

Cette asymétrie de l’information, c’est finalement le matelas de confort que se garde le manager pour avoir une longueur d’avance sur les autres, ses managés.

Ce management 2.0, parfois tel qu’il est est formalisé par Manager Tools, s’inscrit pour Appelo dans la mouvance de la mesure de la performance tel qu’il a été formalisé par le Balanced Scored Card de Kaplan et Norton.

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Ce n’est pas tellement la mesure qui pose problème à Appelo, mais plutôt deux choses :

  • la première est le fait que ce qui est mesuré correspond à des activités des différences parties de l’organisation, or Appelo insiste sur le fait que ce qui est important dans une organisation ce n’est pas les parties mais les relation entre ces parties.
  • la deuxième est que ces frameworks de la mesure ne sont bien souvent là que pour maintenir une hiérarchie top down qui, au final, pervertie les activités ainsi mesurées. (“dis-moi comment tu me mesure, etc.”).

A noter enfin que sa critique de l’asymétrie d’information et des framework top-down de la mesure s’applique aux courants Total Quality Management, Théorie des contraintes, et d’une certaine manière au Lean tel qu’il est déployé dans le Manufacturing.

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Mais que peut un manager face à la complexité d’une organisation ? Pas grand chose selon Appelo, qui en appelle à la loi de la variété d’un système dans la mouvance cybernétique.

Dans les théories du management qui s’inspirent de la cybernétique, la complexité d’un système se mesure au nombre d’état qu’il est susceptible de prendre. Et la loi de la variété requise, formulée par William Ross Ashby précise que, pour traiter des situations complexes, il faut le même degré de complexité. La conclusion qu’en tire Appelo est qu’un management compris comme contrôle des systèmes est impossible à réaliser. Et d’ailleurs, c’est le terme même de “contrôle” que dénonce Appelo.

Appelo s’insurge contre le management compris comme contrôle d’une organisation sociale :

“People are not thermostats !”

Appelo ne veut donc plus parler  de « contrôle » dans le management mais de : “lead, coach, inspire, motivate, constraint, govern and help”. Changement de vocabulaire donc, c’est un champ sémantique nouveau qui se déploie et qui fait sens pour un individu et non pour les managers.

Pour Appelo, il faut abandonner l’idée que le manager puisse contrôler la complexité du système, c’est à dire qu’il faut choisir d’en ignorer certains aspects. C’est pour cela que le contrôle est ce qui doit se déléguer :

“Delegation of control is the only way to manage complex systems. There is no other option.”

Si un manager est intelligent, la première chose qu’il doit faire c’est déléguer. Appelo en appelle aux managers en leur demandant d’abdiquer toute ambition de contrôle.

“Agile, lean scrum, kanban, beyond budgeting, lean startup, delivering happiness, design thinking, real options, scénario planning, conscious capitalism”, toutes ces approches, nous dit Appelo, ne sont que des enfants du systems thinking et des théories de la complexité.

Et ce que nous apprend la théorie de la complexité, qui inspire tous ces courants, c’est que le contrôle doit être distribué.

Par ailleurs, toutes les fonctions de l’entreprise, avec leurs différentes activités, peuvent bien changer, mais rien ne changera si le management lui même ne change pas (bien comprendre que le management doit toujours changer).

Conséquence : le management n’est plus l’art du contrôle centralisé mais l’art de la transformation culturelle.

Ce qui n’est pas sans rappeler la citation Peter Druker “Culture eats strategy at breakfast”.

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La fin de l’hégémonie du manager ne signifie pas qu’il n’y a plus de management, cela signifie que le management devint l’affaire de tous. Appelo se défend d’apporter, avec son Management 3.0, une nouvelle ontologie du management, au sens d’un nouveau modèle à appliquer.

Pour lui, le management est en perpétuel changement, il ne peut être défini une fois pour toute. Je ne peux qu’être personnellement d’accord avec cette thèse, mais je rajouterai que l’évolution du management, y compris le management 3.0 reste toujours surdéterminé par le système technique. Dis autrement, le management change parce que le système technique change.

La vision d’Appelo ne voit que les systèmes sociaux et les systèmes psychiques (les individus de la creative class), or il y en a un troisième, qui est le système technique, qui est d’ailleurs la locomotive de l’innovation et du changement, c’est toujours ce dernier qui provoque le besoin et la nécessité d’un nouveau management.

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A présent, poursuivons les propos d’Appelo et voyons comment, après le management 1.0 et 2.0, il présente son « Management 3.0 ».

Tout d’abord il faut comprendre que le Management 3.0 selon Appelo est plus qu’une conviction, c’est une croyance. Ce qu’il souligne en utilisant à plusieurs reprises les termes “belief” ou “believe”. Ce qu’il croit, son credo, c’est que :

“good management means taking care of the system, instead of manipuling people”.

Mais si Appelo tourne en rond pour nous dire ce qu’est le Management 3.0, c’est parce tout ce qu’il peut dire et transmettre du Management 3.0 n’est pas explicitement formulable pour pouvoir s’adapter à toutes les situations.

Ce n’est donc pas une méthode qu’il faudrait suivre pas à pas. Pas plus qu’une série d’exercices qu’il faudrait effectuer régulièrement. Les bonnes pratiques seront celles qui :

  1. Engage people and their interactions;
  2. Enable them to improve the system;
  3. Help to delight all clients.

Il est évident que le parti pris d’Appelo est qu’il s’adresse à des individus qui ont un cerveau puisqu’il nous dit “je n’ai pas de recette infaillible”, ce sera à vous de trouver vos réponses en fonction des circonstances, mais gardez à l’esprit que c’est sur le travail des interactions que vont se jouer les vrai enjeux managériaux. “Interagissez et soyez tous heureux!” en quelque sorte. On comprend mieux dès lors le recours au vocabulaire de la croyance.

Tous les exercices du livre ont pour vocation de favoriser l’interaction, notamment par des jeux d’expression, pour renforcer le système de l’organisation. Toutes les pratiques décrites dans le livre ne sont pas requises, elle doivent juste être considérées. C’est donc un livre de considérations.

Ces considérations de pratiques et de mise en situation ont quelque chose de wittgensteinnien. Il y a la volonté de démistifier certaines injonctions abstraites de la littérature sur management : “make yourself dispensable” est abstrait, on préfèrera “take a six month vacation” qui est concret.

Le revers de la médaille dans tout discours sur le management est que, si vous donnez des recommandations concrètes, certains les prendront au pied de la lettre, comme cette anecdote de la personne en chaise roulante qui ne peut participer à un stand-up meeting parce que … c’est un stand up !

C’est ce qu’on dit dans notre jargon d’ « agiliste » quand on dit qu’il ne faut pas forcément être agile « by the book », mais plutôt comprendre l’esprit et les principes de l’agile.

“The mindless adherence to rules, combined with a steady loss of principles, is always a prelude to bureaucraty”.

La principale crainte d’Appelo est que son public fasse des check-lists de ses propos et qu’il fasse exactement ce qu’il dit.
C’est parce que les situations sont singulières et changeantes que les initiatives doivent être prises par chacun et par tous pour contribuer à l’amélioration du système.

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Appelo présente ensuite une vision que j’appelle la stratégie de la vaccination.

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Suivre les mêmes règles, la même méthode et les mêmes pratiques empêche une organisation de changer et de s’adapter. Rien d’étonnant à ce que le propos d’Appelo ne présente pas sous la forme d’une méthode ou un framework.

Ce que cherche à provoquer Appelo c’est de maintenir une organisation dans un état que je qualifie de métastable.

Ni stable, ni instable, mais métastable, c’est à dire riche de potentiels qui puissent s’exprimer. Ce que je dis ici, Appelo ne le dit pas, je ne pense pas qu’il ait réfléchi à son approche en terme de stabilité, instabilité et métastabilité, mais il tourne autour indéniablement.

Comment dès lors travailler à la métastabilité d’une organisation ? La réponse d’Appelo passe par la métaphore de l’organisation comme organisme.

Un organisme en bonne santé est celui qui est potentiellement capable de combattre les virus, bactéries et microbes. Le principe de la vaccination, pour maintenir un corps en bonne santé, consiste à inoculer un virus pour que le corps puisse apprendre à le combattre dans le futur.

“The lack of short-trem stress results in a lack of long-term health”

Appelo enchaîne :

“Complex systems, (including people) don’t learn from fixation and stragnation”

Si Appelo faisait la distinction entre systèmes stables et métastables, cela lui permettrait probablement d’aller un peu plus loin que la métaphore de l’organisme vivant et lui donnerai quelques armes pour fonder son discours sur la motivation (c’est à dire à un autre niveau que celui de la cellule ou de l’organisme vivant, au niveau des être noétiques que nous sommes, c’est à dire aussi des êtres désirants).

Tous les exercices et les « serious games » qui sont proposés dans le livre représentent des doses inoffensives de venin qui vont stimuler les anticorps de l’organisme.

Je pense que la limite d’Appelo c’est qu’il ne formule pas le concept de métastabilité d’une part, et d’autre part qu’il succombe à la rhétorique de l’adaptation pour ne pas entrevoir les logiques d’adoption qui sont pourtant au coeur de ses propos.

Son propos est souvent juste, mais il n’est que partiellement vrai (c’est à dire totalement faux) et il échoue à donner du corps à ses thèses pour basculer dans des considérations ludiques.

Finalement, sa thèse est à l’image de Martie, cette chose informe, ce machin, qui fait qu’on ne sait pas trop par quel bout l’aborder.

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Cela dit, Appelo a le mérite de ne pas dissimuler son embarras, puisqu’il le publie, et nous invite du coup a exercer notre esprit critique. C’est en ce sens que le management 3.0 peux être une bonne thérapie contre toute forme de dogmatique managériale.

[…] vous conseille la lecture de cet article de Christian Fauré. (à propos de Management 3.0 de Jürgen […]

 

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