22 Jan 2012, 2:33
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Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne (3) : Marchands, transactions économiques, écritures


Troisième note sur les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne qui s’appuie sur l’article de Mario Lombardo : “Marchands, transactions économiques, écriture”.

Cette note est également pour moi l’occasion de revenir sur une remarque d’Alain Pierrot formulée lors d’un « Atelier Technologies Relationnelles » consacré à la “Guerre Civile Numérique” ; à une citation de Finley( Les premiers temps de la Grèce) qui faisait remarquer que les Grecs, contrairement à ce qui s’était passé au Proche et Moyen-Orient, se distinguèrent en utilisant l’écriture pour la poésie plutôt que pour le commerce, Alain Pierrot me fit remarquer que le texte de Finley n’était pas de première fraîcheur et que, depuis, l’avancée des travaux rappelait l’importance du commerce dans la diffusion et l’utilisation de l’écriture.

Il se trouve que l’article de Mario Lombardo permet d’enrichir le débat.

Marchands, transactions économiques, écriture

Aristote lui même, en soulignant l’utilité de l’écriture, mentionnait le khrématismos et l’oikonomie : les “affaires” et « l’administration du patrimoine”. Seulement voila, les grecs ont semblé ignorer les fameuses tablettes d’argiles du Proche-Orient et nous n’avons que peu de documents attestant la primauté de l’écriture pour les transactions économiques.

La position de Mario Lombardo consiste à dire que si l’écriture s’est effectivement diffusée via son utilisation économique et commerciale, c’est bien dans les domaines de l’instruction formelle et de la production littéraire d’une part, et , de l’autre, celui du pouvoir politique et des lois”(p. 161) qu’elle s’est développée de manière beaucoup plus significative :

“l’utilisation de l’écriture dans les transactions économiques, et plus généralement dans le domaine économique tout entier, aussi bien public que privé, a somme toute une importance secondaire.” p. 162

L’origine mercantile de l’alphabet

Il faut donc éprouver et ré-interroger la théorie de “l’origine mercantile de l’alphabet”.

Deux raisons à cela. D’une part une raison technologique qui tient à l’écriture alphabétique :

“avec l’extrême simplicité de son répertoire de signes et la transparence (non-ambiguïté) intrinsèque de ses “messages”, liée à l’introduction des signes représentant les voyelles”

D’autre part, deuxième raison à la diffusion de l’écriture en Grèce, le caractère décentralisé de la société grecque :

“ avec leur structures relativement fluides, ouvertes, dépourvues d’instance centrales importantes dans l’organisation politique, économique et religieuse, caractérisée par l’essentiel par l’existence d’une pluralité, plus ou moins articulée et diversifiée, de sujets qui se reconnaissent et s’affrontent en tant que tels dans un espace qualifié, pour cette raison, comme celui d’une communauté.” p.165

Sans nier l’évidence des relations commerciales comme facteur de diffusion de l’écriture alphabétique en Grèce (en référence aux relations commerciale avec les phéniciens qui inventèrent l’alphabet), Mario Lombardo souligne que cette thèse souffre de quelques problèmes, à commencer par le fait que l’écriture grecque n’a pas développée un système numérique avant le VI° siècle, date à partir de laquelle de nombreuses variantes se développèrent certes, mais “qui se situent tous essentiellement à l’intérieur de l’écriture alphabétique grecque et se placent vraisemblablement dans une phase relativement avancée de son histoire.” pp 170-171.

L’argument qui veut que l’écriture se soit développée dans un contexte exclusivement lié aux transactions commerciales semble donc fortement réducteur.

Les “trademarks”

Pour instruire son investigation, Mario Lombardo va s’appuyer sur une pratique bien particulière, à savoir les “inscriptions de propriété” qui constituent la plus grande partie des inscriptions alphabétiques les plus anciennes conservées.

Il s’agit de noms propres, d’abréviation ou de signes, et parfois de formules du genre “j’appartiens à un tel” ou “ceci appartient à” que l’on retrouve sur les amphores commerciales :

“Il n’est peut-être pas hasardeux de voir un rapport significatif entre les premières formes d’utilisation de l’écriture alphabétique, d’une part, et l’émergence et la diffusion d’un “proprietorial concern” ”. p.173

Cette pratique scripturale des “trademarks” était utilisée notamment entre les commerçants et les artisans : le premier notifiait son choix de modèle à produire en marquant de son sceau alphabétique celui-ci. L’écriture joue ici un rôle de repérage et de mémorisation de la commande passée par le commerçant à l’artisan.

Ce qui n’était au départ qu’une simple marque va progressivement s’enrichir. À la signature du commerçant va s’ajouter plusieurs détails : la nature des vases, leur nombre, des indications de prix, etc. Et Lombardo d’en proposer une des fonctions essentielle de l’écriture :

“Il s’exprime ici une fonction fondamentale de l’écriture : la mise en ordre de données hétérogènes, dont la présence dans une pratique scripturale aussi condensée et aussi elliptique renvoie vraisemblablement à l’existence, dans le monde des activités commerciales, de pratiques d’enregistrement de la comptabilité répandues.” p.177

L’inscription de la dette monétaire

Au moins dès 500 avant J.-C. les inscriptions relevant des trademarks font état d’une retranscription des différentes monnaies. Il faut donc prendre en considération la diffusion de la monnaie frappée qui a dû induire des pratiques d’écriture nouvelles. L’examen des documents conservés montrent que le premier emploi de l’écriture se fait “sous la forme de reconnaissances, d’enregistrement et d”’inscription de dette”. On trouve ainsi des plaquettes de plomb, toujours vers 500 av J.-C. qui présentent une structure formelle assez standardisée :

“nom du créancier au datif, avec sa subdivision civique d’appartenance ; nom du débiteur au nominatif ; reconnaissance de la dette (opheilei) ; montant de la dette exprimée quelque fois en chiffres, parfois en lettres, vraisemblablement avec référence implicite à l’unité monétaire courante ; noms des deux témoins.” pp 179-180.

On connaît l’importance des “symbola” objets ou documents divisés en deux et qui fonctionnaient comme des marques de reconnaissance destinées à rappeler les obligations entre deux personnages portant sur des biens (cf. Ph Gauthier, “Symbola, Les étrangers et la justice dans les cités grecques”, Nancy, 1972). Pour les affaires les plus courantes, les symbola suffisait certainement, mais il semble que pour les affaires à la fois plus complexes et plus risquées (transport de marchandise par des voies maritimes peu sûres), l’utilisation de l’écriture joua un rôle décisif qu’il faut mettre en parallèle avec le développement de la monnaie métallique.

Monnaie et jeux d’écriture

La fin de l’article de Mario Lombardo m’a un peu déroutée et j’ai dû m’y reprendre à plusieurs lectures pour y voir plus clair. La cause de ma confusion provenait certainement du manque d’attention aux différences entre “commerce”, “monnaie” et “banque” que je mettais plus ou moins indistinctement sous la catégorie “économie commerciale”.

[Un nom revient dans les références de Lombardo, il s’agit de R. Bogaert avec “Banques et banquiers dans les cités grecques” et “Les origines antiques de la banque de dépôt” (introuvables, alors je vais me rabattre sur “La banque en Occident” )]

L’activité bancaire va se développer en même temps qu’apparaissent des pratiques scripturales qui s’expriment dans la notion de diagraphê :

Quand un banquier reçoit une assignation de l’un de ses clients, il l’indique dans son livre et envoie une note (diagraphê) au bénéficiaire pour l’informer qu’il dispose d’un avoir à la banque. En règle générale, quand il s’y présente, muni de la diagraphê, en vue d’encaisser son dû, il signe pour acquit (hypographê =signature) le document qui demeure en possession de la banque. (Bogaert, La banque en occident, pp 27-28)

Bogaert précise bien que ce n’est qu’après l’apparition de la monnaie (“l’invention des premières pièces métalliques en Occident est l’œuvre des Grecs d’Asie Mineure au VIIe siècle av. J.‑C.” Wikipedia) que la banque va se développer entre le V et le IV° siècle notamment au travers les activités des changeurs de monnaie, les “argyramoiboi”. En effet, ce n’est pas une monnaie mais une multitude de monnaies qui apparaissent et font émerger le besoin de change monétaire. Le changeur est celui qui vend ses services et son expertise en matière de monnaie (connaissance des cours de change, connaissance des différentes monnaie, expertise pour de la fausse monnaie, etc.).

Historiquement, le développement de la monnaie dans l’ensemble des cités Grecques, va donc voir apparaître les “changeurs”, ces derniers vont se retrouver ensuite en situation de trésorerie et pouvoir faire des prêts en faisant travailler l’argent qui ne leur appartient pas. C’est là que l’activité bancaire apparaît : elle était depuis longtemps une activité de prêt et de dépôt mais c’est à ce moment là, en Grêce, quand le changeur commence à faire travailler l’argent des déposants que le Banquier “moderne” apparaît, et avec lui la Banque.

Le syngraphê où le contrat comme technologie de confiance.

C’est ensuite dans le champ de la dette, et plus précisément de la dette monétaire, que l’on constate une utilisation relativement formalisée de l’écriture, donc socialement reconnue. D’abord utilisée pour les besoins des commerçants, dont le banquier Apollodore déclare que la plupart de ses clients – titulaires de comptes de dépôts et de paiement – sont toujours en voyage, et pour des activités commerciales à haut risque liées aux destinations lointaines, on voit apparaître le syngraphé, le contrat écrit.

Le contrat écrit offre de nouvelles garanties qui vont permettre de prendre de nouveaux risques dans les activités du commerce maritime à longue distance et notamment avec des partenaires étrangers. Garanties somme toute “psychologiques” précise Lombardo en rappelant que :

“le dépôt en banque s’effectuait sans que la présence de témoins fut nécessaire, par le simple enregistrement sur les registres bancaires”. p. 184.

La rationalité d’une comptabilité écrite couplée à des contrats va donc être un vecteur progressif de diffusion de l’écriture (diffusion qui est aussi une invention qui modifie les pratiques scripturales). À cette évolution socio-économique fait écho un usage politico-juridique de l’écriture (publication des lois et reconnaissance de dette).

Quoiqu’il en soit, on retiendra que les voies de diffusion et d’évolution des pratiques scripturales sont stimulées par l’invention des monnaies. Avec la monnaie et l’écriture les grecs ont pu :

“compenser et neutraliser le caractère socialement anonyme, la “volatilité” et “l’invisibilité” des rapports d’obligation monétaire.”

L’écriture permettant ainsi au domaine monétaire naissant de répondre aux exigences internes de la communauté socio-politique en mettant de la confiance dans cette nouvelle technologie, constituant par là une technologie de confiance basée sur l’écriture, sur des jeux d’écritures.

[…] (4) : les jeux d’écritureby Christian on 31 janvier, 2012Dans une précédente note sur les première pratiques scripturales dans les activités de commerce et de transactions économiques, je rappelais que, avec l’invention de la monnaie, une figure avait émergée en la personne du […]

[…] fidélités, etc. Pareil pour les modèles d’affaire à double face puisque la banque  (cf. Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne (3) : Marchands, transactions économiques, écritur… ) et les industries culturelles le pratiquent depuis plus de deux milles ans pour la première et […]

 

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