Malaise occidental et altérité curative

Les ambiguïtés de l’anthropologie structurale

Le structuralisme s’est très bien adapté au besoin d’altérité qui s’est manifesté dans les décennies qui suivirent l’après-guerre. On ne saurait dire s’il a stimulé le mouvement qui prônait la pluralité, l’altérité et la différence, ou si c’est l’inverse qui se produisit. Il y a certainement une co-influence, ce qui ne va pas sans mécrompréhensions et quiproquos.

Ainsi en 1952, lorsque Lévi-Strauss publie Race et Histoire, les contes-rendus et les critiques sont plutôt élogieux, mise à part celle que fera Roger Caillois dans “Illusions à rebours”( in Nouvelle Revue Française, 1ier Décembre 1954, p.1010-1021 et 1ier Janvier 1955, p.58-70).

Caillois part du postulat que la philosophie d’une époque n’est pas le reflet de la période dans laquelle elle s’exprime mais bien plutôt le comblement d’un manque. Si jusqu’à Hegel la philosophie de l’histoire s’est pensée de manière linéaire et universelle, c’est parce que la réalité des rapports entre l’Occident et ses empires était encore précaire et s’inscrivait en pointillé. Mais avec la première guerre mondiale l’histoire devient effectivement planétaire ; on assiste du coup à l’expression d’une pensée qui “valorise la pluralité, l’irréductibilité des différences, à l’heure même où cette pluralité s’évanouit” (source : François Dosse, Histoire du Structuralisme, t1, p.166).

Roger Caillois voit dans “Race et Histoire” l’illustration de sa thèse : on vante la multitude à l’heure de la globalisation. Lévi-Strauss va chercher une forme d’humanisme relativiste qui ne plaît guère à Caillois, ce dernier lui faisant remarquer qu’il n’y a qu’en occident que l’ethnographie et le désir d’aller vers l’Autre s’est manifesté :

“A l’inverse de ce que voudrait le proverbe, la paille qui est dans l’oeil de Lévi-Strauss l’a empêché de voir la poutre dans l’oeil des autres […] L’attitude est noble, mais un savant devrait plutôt s’appliquer à reconnaître les pailles et les poutres là où elles se trouvent” (R. Caillois, “Illusions à rebours”, Les Temps Modernes, 1955, p.1024).

Ma thèse sera ici que ce désir de l’autre est corrélé à un dégoût de la civilisation occidentale au moins autant que par un goût pour l’autre : le dégoût de soi pousse au goût de l’autre, fût-il une construction chimérique.

Du rejet de l’occident au naturalisme

Il est d’ailleurs tentant de reprendre le rapprochement que faisait Derrida entre Rousseau et Lévi-Strauss. Chacun incarnant, à une époque différente, ce désir d’altérité qui va le conduire sur la trace des “sauvages”, avec la volonté de chercher l’humanité de l’homme dans son origine non-technicisée dont la figure du non-occidental serait un chemin d’accès privilégié.

Il faut certes rappeler que le bon sauvage de Rousseau n’est pas le Nambikwara sur lequel travaille Lévi-Strauss. Les deux penseurs s’inscrivent pourtant dans la tendance qui porte en son sein un sentiment d’auto-répulsion.

A-t-on déjà vu une civilisation être à ce point obsédée par le malaise, si ce n’est le dégoût, qu’elle génère ? Avant même que l’on parle de structuralisme, Freud avait déjà annoncé la couleur en publiant “Malaise dans la civilisation”. Ce malaise ne va aller qu’en s’amplifiant jusqu’à la nausée, au rejet et à la haine de sa propre civilisation.

On connaît la fameuse réplique de Claude Lévi-Strauss : “Je m’apprête à quitter un monde que je n’aime pas”. Eh bien il m’est d’avis que le monde dont il parle n’était pas seulement celui qu’il voyait alors qu’il était centenaire : c’était déjà le monde depuis l’après guerre et même évidemment depuis les années 30.

Alors Lévi-strauss est parti en Amérique du Sud pour chercher l’altérité. Il n’est pas parti comme partent les voyageurs occidentaux puisque c’est eux, en tant qu’occidentaux, qu’il cherchait à fuir et qu’il haïssait (“Je hais les voyages et les explorateurs”).

Changer d’air

C’est donc à croire qu’on étouffe dans la pensée occidentale du XX° siècle. Et plus spécifiquement dans la pensée française qui se sent par ailleurs mal à l’aise avec ses présences coloniales qui lui renvoient le vrai visage de ce qu’elle est : une puissance d’occupation confrontée à des mouvements légitimes d’indépendance.

Eux-même à peine sortis de l’occupation, les français se découvrent être un des pays au monde le plus “occupant”.

Ce n’est pas un hasard si l’ethnologie fut un des principaux vecteurs de diffusion du mouvement structuraliste dans la société : les ethnologues sont ceux qui se confrontent le plus à des formes d’altérités radicales à la pensée et au mode de vie occidental.

Quoi de plus efficace que d’aller voir ailleurs quand on a le sentiment que notre regard occidentalisé soit n’arrive plus à voir les structures occidentales dans lesquelles il baigne, soit ne les voit que trop bien au point de générer un malaise ?

Besoin de changer d’air.

Il y a une fêlure qui s’exprime comme jamais cela ne s’était vu dans l’histoire des civilisations. La civilisation occidentale semble malade d’elle-même ; c’est la raison pour laquelle l’altérité et la différence est recherchée et cultivée comme une pratique curative, plus pour soi-même que réellement pour l’autre parfois.

On va chercher l’exotisme, le dépaysement et le décentrement.

Foucault au Japon en 1982

Lost in translation

C’est ce décentrement dont rend compte Roland Barthes dans L’empire des signes, en 1970.

En tant que structuraliste et sémiologue, Barthes reconnaît immédiatement le bonheur que procure la situation de l’étranger au Japon :

Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre […] en un mot, descendre dans l’intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l’amortir, jusqu’à ce qu’en nous tout l’Occident s’ébranle et que vacillent les droits de la langue maternelle, celle qui nous vient de nos pères et qui nous fait à notre tour, père et propriétaires d’une culture que précisément l’histoire transforme en “nature”. (Barthes, Oeuvres Complètes III, pp.352-353).

Quelle situation plus exquise pour un linguiste structuraliste qui fait sienne la distinction saussurienne entre signifiant et signifié, et qui accorde une autonomie du signifiant par rapport au signifié, que de se retrouver noyé dans le signifiant ?

Dans le champ cinématographique, c’est tout le propos de “Lost in translation” de Sofia Coppola, qui se rejoue d’ailleurs dans son autre film “Somewhere”, où c’est l’étouffement occidental qu’elle montre.

Roland Barthes dira on ne peut plus explicitement cela dans un entretien avec R. Bellour en 1970, à propos de “L’empire des signes” :

“Comme beaucoup d’entre-nous, je refuse profondément ma civilisation, jusqu’à la nausée. Ce livre exprime la revendication absolue d’une altérité totale qui m’est devenue nécessaire”

On peut ne pas ressentir cette nausée (ce que, dans un autre registre, François Châtelet appelait “vivre et penser comme des porcs”), mais personne ne peut pour autant nier la puissance de l’effet quand on se retrouve “lost in translation” : la petite blague de votre ami qui a discrètement changé la langue en japonais dans les paramètres de votre mobile le rappelle très bien.

La nourriture décentrée

Ce décentrement, Barthes va également le retrouver dans la nourriture japonaise :

“… aucun plat japonais n’est pourvu d’un centre (centre alimentaire impliqué chez nous par le rite qui consiste à ordonner le repas, à entourer ou à napper les mets); tout y est ornement d’un autre ornement : d’abord parce que sur la table, sur le plateau, la nourriture n’est jamais qu’une collection de fragments, dont aucun n’apparaît privilégié par un ordre d’ingestion : manger n’est pas respecter un menu (un itinéraire de plats), mais prélever, d’une touche légère de la baguette, tantôt une couleur, tantôt une autre, au gré d’une sorte d’inspiration qui apparaît dans sa lenteur comme l’accompagnement détaché, indirect, de la conversation (qui peut être, elle-même, fort silencieuse)…” (Oeuvres Complétes III pp. 367-368)

Beaucoup de ceux qui “pratiquent” les restaurants japonais se reconnaissent volontiers dans ces propos qui font que, au moment de choisir son restaurant, on penche toujours pour l’altérité et le décentrement que peut offrir la cuisine japonaise comme un remède éphémère contre le malaise que distille les structures occidentales.

Beaucoup se reconnaîtront ainsi dans le manga Le gourmet solitaire (Jiro Taniguchi, Masayuki Kusumi)

Une bande-dessinée dans laquelle il ne se passe “rien” – on pense ici au nouveau roman appliqué à la BD – et où l’on assiste à quelques repas de ce personnage avec lequel on se sent en forte connivence et qui nous plonge au coeur d’un nouveau rapport à la nourriture.

La nippothérapie

Cela se manifeste bien sûr ailleurs que dans la cuisine. Je crois à ce propos que ma génération, dans les milieux sociaux que je côtoie, a largement adopté le Japon comme altérité voulue et choisie. La culture des mangas et des jeux vidéos y est certainement pour beaucoup, au début en tout cas. Puis tout y passe : les arts culinaires, les arts martiaux, la peinture, le cinéma, etc.

Cette thérapie japonaise comme altérité curative à notre malaise occidental s’est encore accentuée avec Fukushima sous l’effet d’un sentiment empathique pour ne pas dire un sentiment de culpabilité, mais j’ai volontairement élagué ce terme de mon propos car il faudrait rappeler les différences entre les civilisations de la honte et celles, comme la notre, de la culpabilité.

L’Occident est en soi une figure d’opposition, par rapport à l’Orient. Or cette entité a justement au XXe siècle étendu sa domination militaire, politique et culturelle à une grande partie du reste du monde. D’où la culpabilité évoquée qui le rongerait d’autant que l’Occident était historiquement chrétien. Mais est-ce que le concept est utile aujourd’hui ? Fait-il encore clivage ? Ça dépend pour qui, pour quoi. Mais la notion d’Empire telle que la décrit Toni Negri est sans doute plus en phase avec notre monde. Extrait d’un entretien dans philomag :
 » Vous insistez sur le fait que le marché mondial est désormais un « tout sans dehors ». Pourquoi ?
A. N. : Rosa Luxemburg expliquait que l’expansion du capitalisme s’est toujours faite aux dépens d’un dehors, c’est-à-dire qu’elle est toujours partie d’un centre pour absorber des marges. Ce phénomène a permis l’expansion du capitalisme au-delà des frontières de l’Occident. Considérez la colonisation européenne à travers le monde au XIXe siècle ou encore, aux Etats-Unis, la conquête de l’Ouest. Jusqu’à la fin de la guerre froide, le capitalisme avait une dynamique centripète. Mais, depuis le délabrement du système soviétique, il ne lui reste plus de marge, plus rien d’extérieur à absorber.[…] »
in http://www.philomag.com/article,entretien,antonio-negri-le-pouvoir-peut-toujours-etre-casse-quelque-part,18.php

>> »Le dégoût de soi pousse au goût de l’autre »
A fortiori dans un contexte global de destruction de l’autre. L’ethnologie a fait le travail du négatif en parallèle du colonialisme. D’ailleurs les premiers ethnologues en avaient parfaitement conscience et éprouvaient un sentiment d’urgence à accomplir leur mission (voir Les autres Hommes, documentaire de Michel Viotte).

Alors pourquoi le Japon ?

Les pistes que tu présentes sont convaincantes.
Par ailleurs on peut se demander s’il n’y a pas aussi de nombreuses correspondances (comme tu l’as souvent évoqué) et aussi une rencontre culturelle féconde.
Dans les correspondances on retrouve par exemple l’idéal chevaleresque et le bushido.
Il y a également un certain de remix culturel à la sauce japonaise soit sur les classiques (Kurosawa par exemple mais on ne saurait l’y limiter bien sûr) soit en phase avec le monde contemporain, en alliant dans notre imaginaire culture ancestrale et modernité technologique (Ghost in the shell par exemple).
On retrouve très bien cette fusion culturelle dans les jeux vidéo japonais. Mario, plombier italien, perpétue le mythe du chevalier terrassant le dragon (Bowser) pour sauver la princesse (Peach). Plus encore, la saga Zelda réalise un merveilleux syncrétisme des mythologies.

D’autre part, il convient sans doute de remarquer que le Japon a été la seule puissance coloniale récente non européenne et s’il y a un attrait pour le Japon, il y a eu aussi au Japon un attrait pour l’Occident, symptomatique de l’ère Meiji.
Dans Lost in translation, que tu cites, ce qui est amusant c’est que c’est cette altérité curative que l’on retrouverait aussi chez les Japonais. Dans mon souvenir, la seule fois où l’on y voit des Japonais vraiment heureux c’est dans la scène de karaoké où ceux-ci s’éclatent sur des tubes rock.

Ce qui est étonnant c’est qu’il y a peu, dans les années 70-80, la xénophobie anti-japonaise s’est largement étalée. (Aujourd’hui c’est la xénophobie anti-chinoise qui bat son plein). Que ce soit dans les comédies françaises de façon récurrente ou dans la bouche d’une première ministre française. On a senti un renversement au début des années 90. Le krach de la bourse de Tokyo (1989) ? La reconnaissance du manga (Akira sorti en France en 1991) ? Le développement des consoles de salon (NES, Segasystem) ? Une autre catastrophe le tremblement de terre à Kobé (1995) a peut-être jouer le rôle de catalyseur.
Et aujourd’hui Fukushima comme catharsis de notre ubris ?
[Je n’en sais trop rien et j’ai du mal à essayer de penser les catastrophes où tant de vie sont englouties. Il y a parfois quelque chose d’insensible, de déshumain, de narcissique, à vouloir discourir sur la disparition d’un sourire. Malgré cela, certains arrivent sans doute à rallumer la braise sous les cendres, à faire souffler à nouveau la vie sur un champ de ruines.]

Et puis comme autres figures de l’altérité choisie, il y a aussi, entre autres, le sage hindou, le griot africain, l’amérindien. Le cow-boy a disparu. Il reste le potlatch, Pocahontas, l’attrapeur de rêves…
Il y a bien longtemps, quelque part sur la côte ouest septentrionale du continent américain chez les Kwakwaka’wakw :
http://vids.myspace.com/index.cfm?fuseaction=vids.individual&videoid=2029085720

… Revoir Sans Soleil de Chris Marker

[Reply]

Merci d’aborder un sujet qui m’intrigue depuis longtemps.
Pour moi, l’altérité curative dans la culture japonaise est fondée sur la notion de 間 “ma ». (http://en.wikipedia.org/wiki/Ma_(negative_space)
C’est à dire, au contraire de l’individualisme (explicite ou implicite) de la culture occidentale, l’attitude orientale démarre de la question “comment occuper le temps et l’espace interstitiel ? » et pas de l’objet. L’individu ne peut pas exister sans considérer le “ma » autour de lui ; par conséquent, le moindre geste individuel, même la respiration, ne peut exister que dans le cadre d’une relation à l’univers. Cette position élimine automatiquement la possibilité d’un dualisme ou d’une relation linéaire. Ainsi, ma culture évoque plutôt la diversité féconde, dans une dimension spatiale.

[Reply]

 

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