22 Fév 2009, 4:46
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Parlez-moi d’écologie

Parlez-moi d’écologie, mais pas comme on m’en a parlé depuis toujours, c’est à dire comme un mouvement s’étant constitué en réaction à l’énergie nucléaire puis à la pollution d’une manière générale. Ou encore, pas comme un mouvement qui place l’homme à la périphérie d’un système naturel en faisant planer la crainte d’une « dictature écologique ». Pas non plus comme un mouvement qui renie la technique et la technologie sous toutes ses formes en prônant un retour à une nature idéalisée.

Pour sortir de cette vision franco-française de l’écologie qui a historiquement démarré autour des centrales nucléaires et du nucléaire civil puis s’est ramifiée, comme avec René Dumont , sur des thématiques plus sociales voire tiers-mondistes, il est important de connaitre deux autres sources de la pensée écologique :

  • la première nous vient des États-Unis, où depuis longtemps il y a une réflexion sur la protection de la nature qui remonte au début du 19° siècle et qui a développé une éthique de la nature.
  • la deuxième nous vient de Arne Naess, inventeur de l’écologie profonde, qui vient d’être traduit en français pour la première fois avec l’ouvrage Ecologie, communauté et style de vie.

A l’occasion de cette première traduction d’un ouvrage du philosophe norvégien, l’émission des Vendredis de la philosophie du 20 Février 2009 revenait sur le concept d’éco-philosophie afin d’élargir notre horizon.

De fait, en France, les travaux d’Arne Naess ou même l’éthique environnementale américaine sont forts méconnus. Catherine Larrère , professeur de philosophie à l’université de Paris 1, n’y va pas par quatre chemin en affirmant que :

« en France, cela fait longtemps que la nature est morte, au moins depuis que Descartes a dit qu’il ne parlerai plus de « nature » car le mot entraîne avec lui trop de magie aussi parlerait-il de « matière ».

Cela dit, rien n’a été fait pour que les discours de l’éthique environnementale ou de l’écologie profonde (voir plus bas) soient diffusés et viennent enrichir notre vision de l’écologie. Si on connaît certaines de ces thèses c’est bien souvent à travers leur dénonciation, caricaturale et violente, faite par Luc Ferry dans son ouvrage Le nouvel ordre écologique , paru en 1992. Ouvrage où l’auteur dénonce le penchant politique de l’écologie qui placerait l’homme à la périphérie du système politique en allant contre les droits de l’homme, concluant que rien ne vaut le libéralisme politique.

Que faut-il entendre par éthique environnementale ? D’abord la volonté d’inclure au sein du discours éthique et moral des entités qui n’y ont pas historiquement accès tels que les animaux, mais aussi des écosystèmes.
C’est la question de la croissante/décroissance et du progrès qui se pose en filigrane des questions écologiques soulevées par le courant américain, car il ne suffit pas seulement d’étendre nos discours et nos concept à de nouvelles entités : l’introduction des thématiques

écologiques perturbe le coeur même de nos discours en ce qu’il nous force à reconsidérer certaines idées du progrès, de la croissance, de la production et donc de l’économie au sens large.

La conception de la nature dans laquelle la pensée européènne se maintient repose soit sur une logique d’opposition (nature et pensée, nature et culture, etc.), soit sur une vision globalisante dans laquelle tout ce qui existe est naturel, gommant par là même tout discours critique et politique : « cela existe donc c’est naturel et il n’y a rien à y changer ».

L’écologie profonde (Deep Ecology) de Arne Naess, philosophe Norvégien, est profonde en ce sens qu’elle souhaite remonter loin dans les racines culturelles et dans l’histoire de l’humanité pour comprendre les problèmes auxquels nous sommes actuellement confrontés. Dans ce cas il y a une vision métaphysique – mais que j’appellerais plutôt éthique – de l’écologie. Éthique car il s’agit d’influer sur notre vision de la représentation de notre place au monde. C’est en effet en changeant notre représentation de la position que nous occupons que des changements effectifs et comportementaux peuvent advenir et non par des mesures d’incitations, des taxes ou des réglementations qui, pour le coup, relèvent de l’écologie de surface, superficielle.

Reprenons ici les propos de Arne Naess sur la distinction entre écologie superficielle et écologie profonde :

Le mouvement d’émergence des écologistes hors de leur relative obscurité initiale constitue un tournant pour nos communautés scientifiques. Mais leur message est souvent déformé et utilisé à mauvais escient. Un mouvement superficiel, qui en fait est actuellement des plus puissants, et un mouvement d’écologie profonde, qui est bien moins influent, luttent l’un contre l’autre pour retenir notre attention. Je vais m’efforcer dans ce qui suit de caractériser ces deux mouvements.

1. LE MOUVEMENT DE L’ÉCOLOGIE SUPERFICIELLE

Lutter contre la pollution et l’épuisement des ressources. Objectif central : la santé et la richesse des individus dans les pays développés.

2. LE MOUVEMENT DE L’ÉCOLOGIE PROFONDE

a. Rejet de la vision de l’homme-dans-l’environnement au profit d’une vision relationnelle, une vision de champ total (relational, total field image). Les organismes sont des nœuds au sein du réseau ou du champ de la biosphère, où chaque être soutient avec l’autre des relations intrinsèques. Une relation intrinsèque entre deux choses A et B est telle que la relation appartient aux définitions ou aux constitutions fondamentales de A et de B, si bien qu’en l’absence de cette relation, A et B cessent d’être ce qu’ils sont. Le modèle du champ total ne dissout pas seulement le concept de l’homme-dans-l’environnement, mais tout concept d’une chose comprise comme chose compacte-dans-le milieu – sauf lorsque l’on parle en se situant à un niveau d’échange verbal superficiel ou préliminaire.

b. L’égalitarisme biosphérique – ce dernier étant de principe. L’ajout de cette clause (de « principe ») est indispensable, parce que toute pratique réaliste nécessite, dans une certaine mesure, que l’on tue, que l’on exploite ou que l’on réprime. La pratique de l’écologiste de terrain le conduit à éprouver un respect profond voire une vénération, pour les différentes formes et modes de vie. Il acquiert une connaissance de l’intérieur, une sorte de connaissance que les autres hommes réservent d’ordinaire à leurs semblables, et qui est au reste fort limité puisqu’elle n’embrasse généralement qu’un nombre restreint de formes et de modes de vie. L’écologiste de terrain tient que le droit égal pour tous de vivre et de s’épanouir est un axiome de valeur évident et intuitivement clair.

La restriction de cet axiome aux hommes est le fait d’un anthropocentrisme dont les effets préjudiciables s’exercent sur la qualité de vie des hommes eux-mêmes. Cette qualité de vie dépend en partie de la satisfaction et du plaisir profonds, et de la satisfaction que nous éprouvons à vivre en association étroite avec les autres formes de vie. La tentative visant à ignorer notre dépendance et à établir une distribution des rôles entre, d’un part, un maître et, d’autre part, un esclave, a contribué à l’aliénation de l’homme lui-même. […]

Extrait de Arne Naess, « The Shallow and the Deep, Long-Rang Ecology Movement. A Summary », Inquiry, vol. 16, 1973, p. 95-100. Trad. française de Hicham-Stéphane Afeissa, dans Éthique de l’environnement, Paris, Vrin, 2007, p. 51-60 (Cf. Texte de Charles Ruelle et Frédéric Neyrat : Écologie =X )

Deux points saillants dans ce texte : d’une part l’importance de la vision relationnelle des choses et d’autre part la notion d’égalitarisme biosphérique qui :

  • soit place les propos de Arne Naess dans la vision holiste d’un monde clos (Cf. Bruno Latour);
  • soit  souligne l’importance de ne pas penser par distinction et opposition (ce qui revient à souligner la vision relationnelle).

Cela dit, l’expression « d’égalitarisme biosphérique » est problématique, comme le remarque Catherine Larrère, car cela induit nécessairement une vision individualiste (pas d’égalité sans individus séparés qui peuvent se comparer) qui nous replonge de facto dans une logique de la séparation et des oppositions. Et il semble effectivement que Naess lui-même ait abandonné cette clause de « principe ».

Le focus mis par Arne Naess sur les propriétés relationnelles a ceci d’intéressant qu’il va jusqu’à renverser l’ordre des présupposés métaphysiques en vertu desquels les théories physiques et mathématiques viennent au premier plan de la vérité et tout ce qui relève de la perception et des sens au second plan. Non, dit en substance Naess : c’est parce que je perçois et je ressens que je suis en relation avec le vivant et la nature. De fait, l’idée que tout ce qui est de l’ordre du processus ou de la relation détermine une position d’existence constitue l’axiome de la philosophie, mais peut-être devrais-je dire de l’écosophie, du norvégien.

Si Spinoza est la première filiation philosophique de Naess, les travaux de Guattari et Deleuze, aussi bien que ceux de Simondon se font écho dans cet éco-sophie où l’axiome relationnel vient au premier plan. Aussi le Web, en tant que technologie relationnelle, est peut-être la première technologie à pouvoir permettre et à promouvoir le développement d’une écologie. Technologie, écologie, politique et économie n’ont jamais été aussi imbriquées qu’avec le web et, à coup sûr, les opportunités d’actions qui se dessinent sont autrement plus stimulantes que les discours nauséeux et corporatistes du porte parole de l’UMP à propos du web.

Si l’on veut également entendre parler d’écologie et de développement durable d’une autre manière, moins philosophique et très ancrée dans les initiatives locales et les retours d’expérience, on ne manquera pas de s’abonner au podcast de l’émission Terre à terre de Ruth Stégassy que m’a fait découvrir un membre d’Ars Industrialis, et dont la plupart des archives sont accessibles sur un superbe site non officiel de l’émission.

On m’a communiqué cela dans l’oreillette.

>une règle des bibliographies françaises sur l’écologie : elle ne compte aucun représentant, direct ou indirect, de l’écologie philosophique, de l’éthique environne-mentale, ou de la « deep ecology ». Ni le Norvégien Arne Naess (né en 1912), ni les Américains John Baird Callicott (né en 1941), Aldo Leopold (1887-1948), Edward Abbey (1927-1989), Edward O. Wilson (né en 1929), ni le Britannique James Love-lock (né en 1919) n’y figure. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pour ainsi dire pas traduits en français. Pourquoi ne sont-ils pas traduits en français ? Parce que l’écologie philosophique a chez nous la réputation d’être une pensée « controversée ».

http://www.mouvements.info/spip.php?article81

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Je viens de remarquer que le livre est traduit de l’américain… ce qui rend un peu caduque le commentaire précédent. Il est en effet peu probable que des gens lisent le norvégien couramment, mais l’anglais… cela me laisse perplexe.

http://www.editions-mf.com/spip.php?article72

Je vais tenter de trouver la version US.

[Reply]

Je continue mon enquête et je trouve sur le site de Cambridge University Press que « Ecology, Community and Lifestyle: Outline of an Ecosophy » est une traduction par David Rothenberg

La version française est donc bien un « norvégien -> anglais -> français ». Je vais trouver la version anglaise 🙂

>‘This long awaited work is an updated and thoroughly revised translation of Okologi, Samfunn og Livsstil in Norwegian. Naess is the acknowledged founder of ‘deep ecology’ and a respected authority in semantics, the philosophy of science and the thinking of Spinoza and Ghandi. This book is both a philosophical primer and a handbook on strategy and tactics for thoughtful environmentalists.’ Trends in Ecology and Evolution

http://www.cambridge.org/catalogue/catalogue.asp?isbn=9780521348737

[Reply]

Oui, c’est fréquent d’avoir l’anglais comme *format pivot*.
Dis-donc, t’es déchainé sur l’écologie ! 🙂
En tout cas merci d’avoir partagé ton « enquête » ; dans ton premier commentaire il y a tout les auteurs intéressants, c’est bien pratique.

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