Palamède et Ulysse, deux visages de la mètis
Dans le champ de la mètis, cette « intelligence pratique » selon des grecs dont je m’étais servi pour présenter le web et plus particulièrement Google, on connaît la figure d’Ulysse le rusé, ayant toujours un tour dans son sac pour duper et tromper ses adversaires. On connaît moins la figure de Palamède dont le destin est étroitement lié à celui d’Ulysse.
Figure de la mètis, Palamède l’est certainement car on lui prête un nombre impressionnant d’inventions, parmi lesquelles :
- certaines lettres de l’alphabet
- les jeux de dès, de dame et d’osselets ;
- les jetons de vote ;
- l’institution des signaux lumineux et des gardes de nuits ;
- les nombres ;
- la monnaie ;
- la durée des mois, etc. (cf Otto Jahn, Palamedes, Hambourg 1836).
Palamède est la seule figure des héros de la mythologie qui puisse surpasser Ulysse, l’homme aux multiples ruses, dans le champ de la mètis. Mais, alors qu’Ulysse emploie sa mètis pour jouer des tours et duper, Palamède en use d’une toute autre manière qui va marquer l’antagonisme entre les deux héros. Là où Ulysse tisse et falsifie, Palamède déjoue et dévoile. L’un se sert de sa mètis pour concevoir des stratagèmes, l’autre s’en sert pour les dévoiler et les démasquer.
C’est sous l’égide du double visage de la mètis, qui tout à la fois permet d’élaborer et de déjouer des ruses, que la confrontation des deux hommes va être marquée en trois moments du poème d’Homère.
Ne voulant pas partir pour Troie et préférant rester à Ithaque auprès de sa femme Pénélope et de son jeune fils Télémaque, Ulysse feint la folie, tout comme encore il y a peu on feignait la folie pour ne pas faire son service militaire.
Pour ce faire, on raconte qu’il prit un bonnet et attela un âne et un boeuf à sa charrue tout en semant du sel. Mais Palamède ne fut pas dupe et plaça Télémaque dans son berceau devant l’attelage pour forcer Ulysse à révéler qu’il n’avait pas perdu la raison. Le ressentiment d’Ulysse envers celui qui l’avait contraint à partir pour Troie était scellé.
La rivalité entre les deux hommes s’exacerba encore avec l’épisode du ravitaillement des troupes grecques qui faisaient le siège de Troie, où l’on voit Ulysse partir chercher des vivres en Thrace mais revenir bredouille. Il fut alors violemment pris à partie par Palamède et, comme Ulysse affirmait qu’il n’avait pas été négligent, au point que Palamède lui-même, s’il y allait, ne pourrait rien rapporter, Palamède partit à son tour vers la Thrace. Et rapporta une « quantité infinie » de blé (Servius, 2.81). Deuxième affront pour Ulysse.
On connaît la frontière ténue entre la ruse et la fourberie, frontière que va franchir allègrement Ulysse après avoir ainsi perdu par deux fois la face à cause de Palamède.
Ainsi Ulysse menaça des prisonniers Troyens, corrompit des esclaves, produisit de faux documents et de fausses preuves pour faire accuser à tort son rival en mètis de complot et d’intelligence avec l’ennemi lors du siège de Troie. Palamède fut alors reconnu coupable et mis à mort par lapidation.
La mort de Palamède est le symbole d’une mort injuste par excellence. Et il faudra bien à Ulysse la ruse du cheval de Troie puis toute une Odyssée pour que l’histoire se souvienne de lui autrement que d’un comploteur odieux et fourbe.
La mètis ne conduit pas, loin s’en faut, à une éthique irréprochable. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote, tout en reconnaissant que l’homme prudent doit être doté de mètis, marque une méfiance à l’égard de l’excès même de mètis, qui peut faire de l’homme à l’intelligence trop souple un dangereux coquin.
L’histoire récente nous a donné l’exemple d’un homme à mètis qui a lui même été victime de l’excès de sa propre mètis, je veux parler de Jérôme Kerviel, dont son PDG, Daniel Bouton, lors d’une interview sur France Info le 24 janvier 2008, parlait de lui sans parvenir à le qualifier vraiment : « cet escroc, ce fraudeur, ce terroriste, je ne sais pas ».
De manière plus générale, nous savons tous maintenant à quel point le monde de la finance et de la spéculation est un monde ou la mètis a subi ses propres excès, tout comme Ulysse avec Palamède. A une différence près toutefois, et de taille. Car contrairement aux figures de la mythologie, voire même à l’exemple récent du magouilleur Kerviel, nous avons à faire à présent non pas à des individus mais à toute une organisation fondée sur les excès de la mètis.
Cela a un nom : la mafia. Mafia dont les tentacules et les ramifications lui valent d’être surnommée la « pieuvre », animal à métis par excellence.
Merci Christian pour cette suite de la Métis avec la découverte de Palamède.
Finalement, c’est un peu Sherlock Holmes et Moriarty l’un et l’autre étant nécessaires.
Ce qui est également intéressant, c’est que nous puisons aux deux côtés de la métis, tantôt déjouant le noeud informationnel, tantôt en produisant également.
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Mais tisse Pénélope ! Bon je sors.
Des métis, on peut en voir aussi dans le domaine des travaux technologiques 🙂
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Bonjour,
Je suis surpris de l’illustration que vous notez « La mise à mort de Palamède d’après Rembrandt ». Il s’agit là certes d’un Rembrandt, mais c’est la lapidation de Saint Etienne, au Musée des Beaux Arts de Lyon (http://www.mba-lyon.fr/mba/sections/fr/collections-musee/peintures/oeuvres-peintures/xviie_siecle/rembrandt_lapidation?b_start:int=15).
Cordialement,
Antoine
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Christian Reply:
mai 13th, 2015 at 8:05
Merci pour ce correctif chez Antoine !
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