De la Bureaucratie en Amérique

Si je vous dis : “ que ceux qui aiment et apprécient la bureaucratie lèvent la main !”, il est probable que personne ne se manifeste. On pourrait même penser qu’avec la “dématérialisation” des processus à l’heure du digital, la bureaucratie  serait en train de diminuer et ne serait plus qu’un vague souvenir du XX° siècle.

Et bien c’est faux. Selon David Graeber, l’anthropologue américain qui fut une des figures de proue du mouvement Occupy Wall Street, la bureaucratie devient exponentielle et, si nous croyons qu’elle tend à disparaître, c’est parce que nous nous y sommes simplement habitués. Il y a eu une sorte de naturalisation de la bureaucratie.

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Qu’un anarchiste soit vent debout contre le pouvoir bureaucratique n’a rien de bien surprenant ; jusqu’ici rien de bien nouveau. Mais, la nouveauté vient de l’inquiétude de Graeber quant il dit que, s’il y a bien un discours populiste récurrent qui dénonce la bureaucratie, il n’en existe pas de véritable critique.

Qu’est-ce donc que la bureaucratie ? Et qu’est ce que ce joue autour de son déploiement planétaire actuel ?

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les États-Unis sont une société profondément administrative et bureaucratique : leur hégémonie fonctionne sur le couple formé par les industries culturelles d’une part et par le processus de bureaucratisation d’autre part. A Hollywood revient le rôle de promouvoir “ the american way of life” tandis que dans l’ombre s’active la bureaucratie qui va administrer le monde.

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Ce que décrit David Graeber dans l’introduction de son dernier livre “The Utopia of the rules” (“Bureaucratie”, dans sa traduction française) c’est la manière dont la distinction entre public et privée est devenue floue, les deux étant absorbés par le processus de bureaucratisation qui se retrouve lui-même au service d’une logique financière prédatrice.


C’est pendant le New Deal des année 30 que le mot “bureaucrate” est devenu au Etats-Unis synonyme « d’agent civil de la fonction publique”. Mais la réalité est que les agents de l’administration publique américaine ont commencé à travailler main dans la main avec l’administration privée des compagnies comme Ford, Coca-Cola ou Procter & Gamble, en s’imprégnant de leurs styles et de leurs méthodes. Cette fusion du public et du privé dans la machine bureaucratique n’a, depuis, pas cessée de se renforcer. D’une part avec l’armée américaine dans les années 40 puis dans les différentes organisations bureaucratiques commerciales mises en place par les américains au sortir de la guerre : Banque Mondiale, FMI, OMC, etc.

Ce que dénonce Graeber, c’est la bascule du système bureaucratique américain (mêlant public et privé) qui s’est mis à servir les intérêts du capital au détriment de ceux du travail que portait la culture corporatiste qui existait dans les grandes compagnies :

“Les hauts dirigeants des grandes entreprises ont changé d’alliance de classe. Ils ont rompu leur difficile coalition de fait avec leurs salariés pour faire cause commune avec les investisseurs.” p.26.


Ce retournement des dirigeants a vu naître un double mouvement : d’un côté la gestion des grandes entreprises s’est financiarisé, et de l’autre le secteur financier s’est organisé en grandes compagnies, marginalisant les investisseurs individuels.


Cette fusion du public et du privé dans les regulae bureaucratiques – le tout au service du processus de financiarisation – produit essentiellement de la dette (debt-as-a-service dirait-on aujourd’hui). La bureaucratie met en place des règles par la voie législative dont la finalité est de créer des dettes ; c’est notamment le cas dans le secteur éducatif américain qui produit plus des générations d’endettés que de sachants. Ce mécanisme central d’extraction des profits, même s’il se fait pour le bénéfice de ce qu’on appellerait le « secteur privé » (mais qui n’en est plus un, puisque public et privé fusionnent) est administré par l’état :

“Qu’il suffise ici de penser à ce qui se passe si un emprunteur tente de cesser de rembourser son prêt d’étude : l’ensemble de l’appareil judiciaire entre aussitôt en action, il menace de confisquer les biens, de saisir le salaire et d’imposer des milliers de dollars de pénalité” p.33

De plus, quand vous être pris dans la bureaucratie de la dette, en tant que débiteur, vous êtes toujours contraint à bureaucratiser toujours plus votre vie personnelle (exemple de toutes les procédures, courriers et paperasses qui assaillent celui qui a le malheur d’avoir son compte bancaire passer périodiquement dans le rouge). D’ailleurs, combien d’applications de smartphone ne sont-elles rien d’autres que de nouveaux formulaires à remplir, même si elles nous sont présentées comme de « simples formalités »  ?

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Graeber note par ailleurs qu’il y a une culture propre à cette bureaucratie, quelle soit publique ou privée. En effet, dans la mesure où la bureaucratie est un système d’asservissement par l’imposition de dettes, ses vertus économiques aussi bien qu’éthiques sont régulièrement remises en question, notamment à cause des pratiques frauduleuses financières. Dès lors, on peut se demander  comment la bureaucratie arrive-t-elle non seulement à se maintenir, mais en plus à se développer ? C’est parce qu’il y a une culture de la complicité qui s’y développe :

“C’est que la loyauté de chacun envers l’organisation se mesure, en partie, à la détermination à faire comme si ces violations n’existaient pas” p.36

Au niveau international, le terrain de jeu de prédilection de la bureaucratie réside, dans la seconde moitié du XX° siècle, dans les traités de “libre échange” et autres mise en place de “marché libres”: tout en prônant la liberté des marchés et des échanges, c’était en réalité  “la mise en place délibérée du premier système administratif effectif mondial” qui s’accélérait  :

“  “libre-échange” et “marché libre” signifient en réalité création de structures administratives mondiales, essentiellement destinées à garantir l’extraction de profits pour les investisseurs. “Mondialisation” veut dire bureaucratisation.” p.41.

La “déréglementation” des années 80 et 90 a été l’inverse de ce que dit le mot, puisque cela aura été en fait un gigantesque processus de création d’un labyrinthe de règles  bureaucratiques qui jettent leur filet sur la globalité économique du monde.

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Graeber est intéressant pour évaluer ce que pourrait être une nouvelle puissance publique. D’abord parce qu’il explique comment la puissance publique n’existe quasiment plus dans les faits : éducation, sécurité, commerce, etc. tous les pans de l’économie sont bureaucratisée, y compris celle des ONG (qui ne font que pallier aux défauts des services sociaux des pays dans lesquels elles interviennent) . La puissance publique est devenue une impuissance publique à mesure que la puissance bureaucratique fusionnait et digérait la distinction entre les secteurs publics et privés.

Le “nous” du public et le “je” de la personne privé (morale ou physique) disparaissent dans l’indistinction du “on” des règles bureaucratiques, jusqu’à arriver à cette situation ubuesque où :

“[…]l’urbanisme d’une grande ville du Népal ou la politique de santé d’une petite ville du Nigeria peuvent fort bien être conçus dans des bureaux à Zurich ou à Chicago” p.40

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