De la toxicité des « big deals »

Les intégrateurs, à la différence des autres SSII, se définissent par leur capacité à prendre en charge de très gros dossiers informatiques que l’on appelle tout simplement des « Big Deals ». Toute l’attention des intégrateurs est donc focalisée sur le gain de ces affaires qui ont été historiquement le moteur de leur développement et de leur croissance.

Or — bel exemple pharmacologique —  ce qui a fait la croissance des intégrateurs est, je crois, en train de devenir un vrai poison.

La première raison est que le nombre de ces big deals a nettement diminué sur le marché ses dernières années, et cela pour diverses raisons :

  • d’abord parce que les entreprises ont atteint un taux d’équipement dans leur informatique professionnelle qui est celui de la maturité, donc moins de nouveaux grands chantiers ;
  • ensuite parce que les entreprises ont eu une mauvaise expérience, à la fois financière et qualitative, de précédents grands projets. On préfère désormais avancer à petit pas et sur des périmètres budgétaires plus étroits : appelons çà une meilleure gestion des risques des projets informatiques ;
  • enfin, mais je ne vais pas y revenir ici, le modèle du « Coud Computing » change les modes d’acquisition et d’usage du software et court-circuite le marché d’installation et de paramétrage de progiciel.

Mais même moins nombreux, il en reste encore. La rareté fait que leur importance croît ; louper un gros dossier chez un client et ce sont les objectif de plusieurs années de chiffre d’affaire qui peuvent en subir les conséquences.

Tout est donc fait pour gagner les quelques big deals qui apparaissent encore. Ce qui veut dire que les processus commerciaux et administratifs, les modes de prises de décisions, l’organisation des phases d’avant-vente, la gestion des compétences, etc., tous cela est ré-ajusté pour mieux attendre l’objectif n°1 : les big deals.

Le big deal a ses intérêts : il donne une visibilité financière à long terme, il permet plus de souplesse pour l’affectation des ressources. Pour l’intégrateur, c’est comme une île au milieu de l’océan, un refuge providentiel pour enfin se reposer, se réapprovisionner, faire le point et pouvoir préparer le prochain départ vers une autre hypothétique île, que l’on espère toujours plus grande. C’est également la promesse de faire plusieurs autres petits projets, en s’en servant de locomotive. Mais permettez-moi de douter car à chaque fois que l’on m’a dit que vendre un gros projet en ferait gagner d’autres plus petits dans son sillage, jamais je n’ai vu cela se produire. Ces modèles d’affaires et les modes de raisonnement managériaux qui les véhiculent sont complètement erronés.

Mais comme il n’y a pas que les grosses affaires dans la vie, l’ensemble des autres dossiers, de plus petits montants mais qui tendent à devenir majoritaires en chiffre d’affaire cumulé, pâtissent de la lourdeur et du manque de réactivité de l’organisation qui a fait des big deals sa priorité en parlant, à l’impératif, de « must win ».

Mais dans cette tendance à la rareté, le big deal devient vraiment toxique. De part l’impératif de gain, les efforts en avant vente deviennent considérables et je crois que l’on pense tous à certains projets dont le coût de l’avant vente s’est avéré pratiquement aussi élevé que le budget du projet. Du côté de la rentabilité de ces projets, la tendance est nettement à la rentabilité nulle quand ce n’est pas parfois des pertes notables sur projet.

Ce big deal, pour lequel toute l’organisation de l’intégrateur s’est mise au diapason, nous coûte au final très cher. Les externalités négatives qu’il produit (pertes financières, ressources accaparées, démoralisation des troupes et démissions, insatisfaction du client,…) sont par contre bien réparties sur l’ensemble des autres projets qui doivent porter un fardeau dont ils se passeraient bien volontiers, notamment quand il s’agit de développer de nouvelles offres.

Le big deal, cela devient notre boulet ; tous ceux qui travaillent sérieusement n’en veulent pas, n’en veulent plus, et ce au moment même où les directions générales des intégrateurs continuent à scander, de manière irresponsable, qu’il faut mettre encore plus le « paquet ».

Il faut dire également qu’un intégrateur peut difficilement ne pas répondre à la sollicitation d’un « grand compte » qui sort son grand projet pour avoir la sensation d’exister ; une fin de non-recevoir, un NoGo côté intégrateur, et c’est prendre le risque d’offenser le client (ne pas répondre à un appel d’offre c’est, d’une certaine manière, décrédibiliser le projet et sa faisabilité) et de perdre tous les autres projets qu’il soumettra au marché. Il s’agit donc de rappeler que le problème des big deals reste un problème partagé entre intégrateurs et leurs clients. On ne peut jeter la pierre aux intégrateurs tant que le comportement des clients ne change pas : or il change puisque le nombre de big deals est en baisse. La balle est donc dans le camp des intégrateurs pour qu’il ne sombrent pas dans une sur-enchère qui vire à la spéculation sur ces affaires.

C’est volontaire le terme « bid deals » au lieu de « big deals » plusieurs fois dans l’article ?

[Reply]

Absolument pas 🙂
J’ai corrigé.

[Reply]

J’ai lu cet article avec beaucoup d’intérêt. Je partage votre point de vue, ayant vécu le même dilemme.
Bonne journée

[Reply]

 

Répondre à Corentin Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.