1 Nov 2009, 8:40
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Le devenir algorithmique (3) : l’invention de l’hypothèse

Ce que je recherche, c’est l’apparition d’un discours hypothétique. Apparition qui, par la force des choses, ne peut apparaître que comme texte hypothétique (qui celui-ci soit philosophique, mathématique, voire poétique.)

Historiquement, il semble impossible de comprendre la genèse de la géométrie grecque sans garder à l’esprit que ce sont des « problèmes » qui ont suscité son développement. On peut, par exemple, penser aux problèmes pratiques que se posait Thalès en voulant mesurer la hauteur des pyramides égyptiennes. Pas de mathématiques, et plus encore de géométrie, sans problèmes. Dans l’antiquité, on peut distinguer deux types de problèmes :

  • les problèmes pratiques : mesurer la hauteur des pyramides égyptiennes, déterminer les parcelles à cultiver après les crues du Nil (dont la tradition veut que ce trouva là l’origine de la géométrie).
  • des problèmes plus théoriques en ce sens qu’ils ne sont plus directement et immédiatement rattachés à des cas concrets : quadrature du cercle, incommensurabilité de la diagonale du carré à ses côtés, etc.


Du reste, ce trait de la science mathématique peut être facilement mis en évidence dans le texte platonicien. Dans le Ménon, par exemple, le problème est celui de l’inscriptibilité du triangle dans un cercle. De même, le texte de République VII (510), à propos du géomètre, nous parle de « l’objet que visait leur enquête ». Le géomètre est donc, de part son activité, quelqu’un qui cherche à résoudre des problèmes donnés : il ne part pas au hasard en s’en remettant à sa bonne étoile. Bien au contraire, il s’organise et met tout en œuvre pour, tel un chasseur, « capturer » la solution, et Platon lui-même, dans l’Euthydème, compare l’activité des géomètres à une chasse[1. Euthydème, 290 b-c].

Pourquoi la chasse ? Parce que dans la chasse il y a de la ruse (voir l’importance de la mètis que je considère comme la version mythologique de l’algorithme), et pas de ruse sans calcul, c’est à dire ici sans hypothèses.

*

Mais l’utilisation du raisonnement « par hypothèse » n’est pas pour autant une exclusivité de la pensée mathématique. Il se trouve en effet que le poème parménidien contient une utilisation implicite d’un raisonnement par hypothèse au sens de « simple-hypothèse ». Que l’on se souvienne du Fragment 2 du poème ;

« Eh bien je vais donc parler – toi, écoute mes paroles et retiens les – je vais te dire quelles sont les deux seules voies de recherche à concevoir : la première – comment il est et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas – est le chemin auquel se fier – car il suit la vérité -. La seconde, à savoir qu’il n’est pas et que le non-être est nécessaire, cette voie, je te le dis, n’est qu’un sentier où ne se trouve absolument rien à quoi se fier. Car on ne peut ni connaître ce qui n’est pas – il n’y a pas là d’issue possible -, ni l’énoncer en une parole. »[2. Le poème de Parménide, Fg II, trad. J. Beaufret, Paris P.U.F 1955.]

Les hypothèses, qui ici ne sont pas nommées en tant que telles, sont pourtant présentes sous la forme de « voies de recherche ». Le poème de Parménide est un récit, aussi faut-il bien se garder de le comprendre comme une argumentation « scientifique » rigoureuse. De fait, si nous cherchons dans ce texte une utilisation à l’identique d’un raisonnement par hypothèse, comme le feront plus tard les mathématiques, nous ne le trouverons pas. Mais les prémisses qui rendent possible un tel raisonnement, elles, y sont certainement présentes.

En effet, la forme générale du poème est identique à la structure suivante ; de deux hypothèses (voies de recherche) possibles, l’une est une impasse, l’autre est donc la bonne voie à suivre :

« Il ne reste donc plus qu’une seule voie dont on puisse parler (Fg. VIII) ».

L’ancêtre du raisonnement « par hypothèse » dont parle le Socrate du Ménon est de toute évidence présent dans ce poème. Cela impliquerait que l’origine de ce dernier soit non pas mathématique mais bel et bien dialectique : il s’agit de trouver le bon chemin, la bonne voie permettant de sortir de l’aporie. Les hypothèses sont, dans une représentation spatiale des choses, les chemins ou sentiers qui se présentent à nous et au sujet desquels il faut se décider ( « d’entendement, décide de la thèse » Fg. VII.).

Mais, du coup, il faut insister sur le fait suivant : que l’hypothèse comprise comme simple-hypothèse n’a de sens que dans un certain type de raisonnement. Aussi nous faut-il énoncer la spécificité de ce raisonnement « par hypothèse ». Ce raisonnement bien particulier à aujourd’hui un nom : le raisonnement indirect ou raisonnement par l’absurde (reductio ad absurdum).

Ce dernier consiste à poser une hypothèse puis à démontrer que l’hypothèse contraire est impossible, ou absurde, et donc que la première hypothèse est vrai. C’est de ce type de raisonnement que Zénon d’Elée s’était fait le champion en démontrant que les thèses des partisans du mouvement conduisaient à des absurdités. Pour ce faire, il commençait par poser l’hypothèse que le mouvement existe, puis en déduisait des conséquences absurdes, dits paradoxes, montrant par là l’impasse que constitue l’hypothèse initiale.

La démonstration est dite indirecte en ce sens que ce n’est pas une hypothèse qui est démontrée mais l’impossibilité de l’hypothèse contraire [3. Remarquons ici que la vérité qui se dégage de ce raisonnement reste, tout comme dans le cas de la méthode elenctique, une vérité de cohérence. Mais ici, l’ « enchaînement » des raisons rend toutefois compte d’une rigueur et d’une exactitude à laquelle l’elenchus ne pouvait prétendre.]. La simple-hypothèse et le raisonnement indirect vont donc de pair ; l’un a sa raison dans l’autre et vis versa. Aussi, dans son Ménon, Platon parle-t-il d’un « raisonnement « par hypothèse » » et non pas tout simplement d’hypothèse. Car qui dit hypothèse au sens de simple-hypothèse ou d’hypothèse de travail, dit également et immanquablement raisonnement indirect. Et de fait, dans la présentation qu’en fait Platon on retrouve bien le cas typique d’un raisonnement indirect :

« Quand on leur demande, à propos, par exemple, si tel triangle peut s’inscrire dans tel cercle, un géomètre répondra : ‘ je ne sais pas encore si cette surface s’y prête ; mais je crois à propos, pour le déterminer, de raisonner par hypothèse de la manière suivante : si telles conditions se présentent, le résultat sera ceci, et dans telle autre il sera cela. Ainsi est-ce par hypothèse, que je puis te dire ce qui arrivera pour l’inscription d’une surface du triangle dans le cercle, si elle sera possible ou non. ‘ »

Si donc on veut exposer au mieux la distinction entre l’hypothèse en général – celle qui sert de principe – et la simple-hypothèse, il faut garder à l’esprit que la simple-hypothèse n’existe pas seule puisqu’elle apparaît à chaque fois comme étant un moment d’un certain type de raisonnement que nous appelons raisonnement indirect ou raisonnement par l’absurde, et que Platon nommait raisonnement par hypothèse.

L’invention de l’hypothèse (au sens de simple-hypothèse de travail) fait corps avec le développement des techniques algorithmiques, au même moment où le processus de grammatisation des langues commence à se déployer.

Je reviens sur ma vision de Socrate passant du rôle de consommateur à celui de producteur (cf. mes commentaires associés aux 2 premières parties).

Au fond, la notion d’hypothèse était bien là, quand il appliquait son ancienne méthode. En effet, il analysait ce que lui disait son interlocuteur et validait ou non. Le but de la recherche étant la vérité, l’hypothèse était bien là – en tant que affirmations véhiculées par les interlocuteurs de Socrate, affirmations dont le statut est en cours de détermination – mais l’hypothèse était dans l’ombre, car pas au premier plan, en tant que concept non nommé.

Passant dans la peau d’un producteur, Socrate doit cette fois-ci « vendre » et donc, il a besoin de formaliser et de nommer les éléments de son approche (introduction au grand jour du concept « d’hypothèse »).

Mais j’envisage aussi les choses sous un autre angle – dit autrement, effectivement, l’invention de l’hypothèse est un épisode riche (de points de vue, par ex).

Suivant son ancienne méthode, Socrate examinait, analysait ce que lui disait son interlocuteur. Comme dit précédemment, il était consommateur des propos de son interlocuteur. Comme il change de rôle, il doit changer de méthode, pour « produire » cette fois-ci (= produire de nouvelles vérités). Et en fait de changement de méthode, face à ces nouveaux problèmes, pour résoudre ces nouveaux problèmes, IMHO il se ramène à un problème connu, à ce qu’il savait faire auparavant.

(a) avant: on soumettait à Socrate une proposition et il la jugeait comme vérité ou non.
(b) après: pour prouver/tester une nouvelle vérité, il la pose comme une proposition et se ramène au cas précédent (a).

Bref, ce qui me plait ici, c’est de voir le grand tournant (du consommateur au producteur) et aussi de décortiquer/voir dans cet épisode riche, effectivement, de Socrate, les micro-décisions que je subodore (comme celle de se ramener à un pb connu, analogue à l’image de l’injection d’une balle de flipper – cf. mon commentaire à la 2eme partie) et qui ont sans doute amené à préciser le concept d’hypothèse qui, elle-même, a fait boule de neige, inclue dans une méthode d’appréhension de l’inconnu. Il y a là quelques (petits) pas esquissés qui ont changé la position de Socrate et ont ouvert une nouvelle perspective.

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Merci Dominique pour cette série de commentaires.
Quand je vois ton blog, je ne m’attendais pas à ce genre de commentaires 😉

Quant à l’approche via Producteur/Consommateur je la comprendrais mieux si elle était posée selon l’angle enseignant / élève car elle m’apparaît anachronique en l’état et me fait poser plus de questions qu’autre chose, mais chacun respecte la temporalité qui est la sienne.

Je la met toutefois dans un coin de mon cerveau pou voir si elle murie 🙂

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La séparation consommateur/producteur me plait dans le sens où elle sous-entend différentes choses comme le fait que Socrate change de braquet, de position.
Mon image a ses limites et celle de maitre/élève a l’air intéressante aussi. D’ailleurs, transposée au mode des arts martiaux, elle m’évoque la création d’un kata par Socrate.

J’ai pensé aussi aux arts martiaux pour une autre raison, à cause de la phrase « comment le Socrate, qui affirme par ailleurs « savoir qu’il ne sait rien », peut-il chercher une chose qu’il avoue ignorer ? ». C’est comme si Socrate se heurtait à un mur et par un geste martial, renversait cette (op)position et au lieu de faire face à cette opposition, à la suite de ce renversement, avait ensuite une pierre de touche, un maillon pour aller plus loin.

Mais bon, je reviens sur cette idée consommateur/producteur.

Dans la partie (1), tu mentionnes « L’elenchus est une méthode de réfutation qui ne peut établir qu’une certaine forme de vérité, celle relevant de la cohérence. Si l’ensemble des propositions avancées par l’interlocuteur ne se contredisent pas, et sont cohérentes entre elles, alors la thèse doit être tenue pour vrai en ce qu’elle vérifie le principe de non-contradiction, critère dirimant de toute cohérence. Cette méthode « elenctique » est la méthode de réfutation socratique par excellence dans les premiers dialogues de Platon. Jusqu’au Gorgias, les interlocuteurs de Socrate sont de jeunes gens dont un certain niveau de connaissances n’est en aucune façon nécessaire au bon déroulement de l’entretien. »

Et plus loin : « la vérité que l’elenchus peut produire n’est, je l’ai souligné, qu’une vérité de cohérence, en somme une vérité par défaut ; passées au crible des questions socratiques, les thèses de l’interlocuteur qui sont incohérentes sont éliminées comme on déracine des mauvaises herbes. Ne finira donc par rester debout que des vérités. » et encore : « •La deuxième limite qu’il faut relever est que Socrate ne fait qu’examiner la thèse que lui soumet son interlocuteur. »

Pour moi, le premier Socrate « consomme » en filtrant les thèses de ses interlocuteurs, mais ne propose pas, ne produit pas ses propres thèses (ou en tout cas, ce qui revient au même pour ce que l’on en sait, ne les met pas en avant); d’autant plus que « Socrate avoue savoir qu’il ne sait rien ».

Le deuxième Socrate, qui me semble producteur, est obligé de s’avancer (en tant que producteur); et il y va à pattes de loup, avec ruse (métis ?), en affirmant et en « tuant » son affirmation avec une forme de point d’interrogation. Ce ressemble à une stratégie de producteur/vendeur, l’hypothèse apparaissant comme une sorte de tactique de pied en travers de la porte…

Le mot ‘produire’ apparait d’ailleurs dans la partie (2) : « Le discours philosophique ne peut plus se contenter d’une apparence de vérité reposant sur des opinions vraies qui ne se contredisent pas ; il s’agit à présent d’enchaîner les idées entre elles pour produire de la science et des idées stables. »

[Reply]

Et je ne vois pas pourquoi l’approche producteur/consommateur serait anachronique :
– à ce que je sache, les grecs connaissaient le commerce dans l’antiquité,
– la notion de commerce peut s’entendre à différents niveaux IMHO,
– même si Socrate ne s’est pas pensé selon ces termes, il n’en reste pas moins qu’il est possible d’analyser sa trajectoire avec nos propres grilles de lecture, actuelles.

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