La mutilation de la déconnexion

Maintenir un blog, c’est un work in progress. On travaille et on s’expose en travaillant. On progresse dans cet acte de mise en scène narcissique qu’est l’auto-publication.

L’intérêt du web c’est de pouvoir publier ; le web sans la publication perdrait pour moi sa saveur.

La déconnexion pendant les vacances est un moment qui, depuis quelques années, prend de plus en plus d’importance. Cette année, j’ai eu l’impression d’être mis sur la touche. De ne plus vivre aussi pleinement que lorsque je suis connecté. J’ai eu l’impression à la fois de ne plus progresser et d’être comme privé d’une partie de mon corps.

Le principal manque est de ne pas avoir de réponse immédiate à une question : l’impression d’avoir été amputé d’une partie de sa mémoire. Et, par écho, d’avoir la langue coupée.

Non connecté, je me sens mutilé.

Et je repense au § 127 des Recherches Philosophiques de Wittgenstein :

« Le travail du philosophe consiste à amasser des souvenirs dans un but déterminé »

Et pour le blogueur cela devient :

« Le travail du blogueur consiste à amasser des URLs dans un but de publication ».

1ère fois que je vois cela exprimé de cette façon, au lieu de l’habituel arsenal de « l’addict », et malgré la présence des livres à nos côtés – notre « perception » (au sens Simondon tel que nous l’a transmis tel philosophe contemporain jamais loin de son dictaphone) du monde inclut le réseau, presque une palpation sensible du monde via ces faisceaux qui nous parviennent par l’écran ?

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Et encore ; le champs vocabulaire de la perception s’adresse généralement à une extériorité. Celle du monde et de ce qui nous entoure.

S’il y a sensation de mutilation, c’est peut-être que les « faisceaux qui nous parviennent par l’écran » sont devenus comme l’eau que le poisson ne voit plus, ou l’air que nous respirons sans y faire attention.

Notre milieu « naturel ».

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Il y a deux semaines, dans la café-épicerie d’un village du Cotentin. Au comptoir, des gens du coin commentent le mauvais temps persistant, avec cet accent bas-normand que j’affectionne, puis ils enchaînent sur la prochaine grande marée et la meilleure façon d’accommoder les palourdes. Je pose mon mac sur la table. Hier, ma soeur a accroché un peu de réseau et réussi à relever ses mails, puis plus rien. Je m’escrime un moment, avant de me rendre à l’évidence : le gentil voisin qui avait laissé son Wifi ouvert a du tout éteindre, et toute connexion est impossible. Mais qu’est-ce qui nous intéressait dans les ordinateurs avant internet ? Je regarde ma machine d’un oeil hostile, elle est posée, impuissante, elle n’essaie même pas de s’excuser. Bien sûr, j’avais décidé de ne pas l’emmener, et j’ai craqué au dernier moment. Je m’étais dit : pause. Cure de « vraie vie ». de vrais livres qui sentent bon l’encre et la papier. De vraies conversations avec de vrais gens. Et en fait, vous me manquez. Commentaires de mes « friends », vous me manquez. Petit tour matinal sur mon agrégateur, tu me manques. C’est une conversation qui s’interrompt, une conversation qui est devenue essentielle.
Merci Christian de m’avoir aidée à en prendre conscience.

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Bien bel aveux que celui de cette mutilation ainsi énoncée. Par rapport au deuxième commentaire de Christian : celui de cette évidence qui peu à peu nous est consubstantielle. Je repense au début de l’économie libidinal de Lyotard : sur le corps, sur ce qu’il est qui est plus large, toujours plus ouvert et connecté que le simple régime des organes.
Le lien par le net est devenu comme organique à nous. Pas seulement au niveau de nos dispositifs affectifs, pulsionnels, de liaison à l’altérité, mais beaucoup plus largement, au niveau visuel (Aurions-nous pensé, nous qui sommes de la génération d’avant les micro-ordinateurs, et même de la TV noir et blanc, passer autant de temps face à des écrans ? Aurions-nous imaginer même qu’il puisse y avoir une forme de connexion peu à peu nécessaire à ces surfaces au point que voir tienne de plus en plus de cette liaison 3D/2D ?) Au niveau physique : je remarquais il y a quelques temps dans un texte, que la position assise, de passivité physique animée par une forme de vigueur « intellectuelle » ou « spirituelle » était peut-être à questionner comme forme de tournant éthologique de l’homme : sa possibilité de s’adapter au mégapole, à une vie de plus en plus accélére quant aux transactions.

Mais pour revenir à ce que vous mettez en évidence par votre post : le fait de poster, de diffuser, de pouvoir s’exprimer, de nécessairement ressentir en soi cette forme de désir mutant peu à peu en besoin, cela pose aussi la question de notre vécu de sens de l’existence …
Il faudrait établir des typologies strictes des manières des blogueurs, de ce qu’ils revendiquent (j’avais il y a quelques années analysé rapidement les skyblogs et les médiations de soi par la narration dans ceux-ci /on retrouve cela sur agoravox/ de même que j’avais établi une analyse des blogueurs comme gogodanceur,idem pour la source).
La typologie dans laquelle un certain nombre d’écrivain se trouve, n’est pas identique, à celle que je ne fais qu’indiquer : mais elle en a la m^me source. Le besoin de cette auto-publication est corrélativement le sentiment d’une forme de solitude et d’impossibilité de bonheur par soi-même. Auto-publier sur des blogs, pour beaucoup s’apparente à exister, à faire exister le texte et soi par le texte, sans doute selon le sentiment d’une impossibilité autrement.
Il faudrait entrer dans une critique serrée de cela. Malheureusement un commentaire n’en est pas le lieu. C’est dommage.

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En lisant ce billet et tout ces commentaires de qualité, je ne peux pas m’empécher d’écrire :
En quelques secondes, je suis passé de l’état de simple lecteur curieux à celui qui ressent le besoin incompréhensible de s’exprimer, je me sens complètement pris par vos mots, par vos réactions et vos pensées. Ce billets et ces commentaires ont réveillé en moi un sentiment étrange. Je vois mon visage sur l’écran. Je vis, j’ai déjà vécu ces mots, ces idées. Je n’ai aucun argument, aucune nouvelle notion ni aucune idée géniale à ajouter à ces reflexions intellectuelles mais simplement l’envie de vous remercier, je vous vois, je me vois sur cette page. Quel plaisir … un simple échange 🙂 mais fort.
Voilà aussi où l’on pourrait justifier le besoin (ou l’envie) d’auto-publication.

PS : Je me permets de vous citer et d’écrire un supplément d’article sur votre réflexion sur mon blog .

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Merci d’exprimer avec fermeté ce qui est habituellement concédé du bout des lèvres. Pour ma part, 4 ans de JLR constituent une forme de prothèse qui est devenue mon double projeté dans le web. Non seulement, je ne sais plus ce qu’était ma vie avant l’ordinateur mais je n’envisage pas de vivre sans ce journal et ce que je suis libre d’en faire chaque jour.

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pour reprendre l’idée, moi aussi ce mois d’août je voulais faire vraie coupure – mais quand je me suis pointé un début d’aprem au café Internet de cette plage nord Corfou, face Albanie, avec un vieux Bruce Springsteen dans les haut-parleurs, et que j’ai mis mon Mac sur la prise Ethernet, on était 3 ou 4, tous de langue différente, tous dans un boulot différent, tous à siroter notre kawa – ça n’empêchait rien aux bouquins, à l’échange sur place, mais non, je ne l’ai pas perçu comme addiction : immédiatement des infos qui me concernaient, quelques débats en cours, et la 2nde semaine le saccage de la librairie à Lagrasse où le Net m’était nécessaire – il y a vraiment une inflexion depuis quelques mois : il n’y a plus vie virtuelle et vie dite réelle, le virtuel fait partie de notre réalité concrète, active et sociale – quitte à faire 15 bornes de bagnole pour trouver le bistrot équipé, voire même la halte d’autoroute…. ou à Paris un petit crochet place des Vosges où c’est gratos…

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Il est vrai que les discours sur le « virtuel » m’agacent. On m’y oppose souvent la « vraie vie », la « chaleur humaine », etc.
Mais qui a dit qu’être connecté empéchait d’avoir une vie sociale ?

Si le numérique existe c’est qu’il n’est pas du tout virtuel, encore moins si je le perçois comme une partie intégrante de ma vie, tel un organe.

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Je crois que ce sont les symptômes de l' »externalisation des fonctions coginitives », superbement expliqué par Michel Serres quelque part au milieu de cette conférence « Que nous nous apportent les nouvelles technologies » (dispo en vidéo et mp3, ça vaut le détour 🙂 ):

http://interstices.info/display.jsp?id=c_15918

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