Le temps de parole
J’essaie le plus que je peux de respecter le temps de parole. Que ce soit au cours d’une réunion ou lors d’une conférence, ma première préoccupation est toujours de connaître le temps de parole dont je dispose. Et je n’aime pas déborder, j’éprouve même de la satisfaction à finir de parler à la minute près.
D’où cela me vient-il ? De cette professeur de mathématique au collège qui continuait son cours alors que la sonnerie de la récrée avait retenti ? Combien de récréations — moment sacré — ont ainsi été sacrifiées par ce débordement ? J’enrageais, et j’ai encore la sensation que ces minutes volées sont irrémédiablement perdues ; leur perte n’arrive pas à se diluer avec le temps.
Dès que le temps vient à me manquer, je repense à ces minutes subtilisées comme si elles pouvait être récupérées d’une défausse de cartes pour être remises sur le tapis du jeu. Un joker de derrière les fagots qui m’aurait été si injustement ravi il y a longtemps, une veille histoire de dette.
Le respect du temps de parole, c’est toujours une forme de contrat avec un auditoire ou un public :
« bon ou mauvais, mon discours durera tant de temps ».
C’est aussi ce que j’apprécie dans le cinéma : on connaît toujours la durée de l’oeuvre et, même s’il peut paraître très long, un film ne déborde jamais.
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Lors d’une conférence, celui qui va déborder se manifeste souvent en commençant par demander combien de temps lui reste-t-il, alors qu’il ne lui reste plus que 5 minutes. Son regard devient hagard en comprenant qu’il n’aura pas fini de dire tout ce qu’il avait prévu de dire, puis déclare qu’il « va accélérer », c’est le moment où la salle frémit d’un rire jaune.
C’est parfois le signal que la torture va commencer pour l’auditoire. Au rythme des tambours battants la parole quitte le plan du signifiant pour se faire prosodie puis musique. Avec un peu de chance, la mélodie n’est pas désagréable, mais ce n’est plus le moment, c’est trop tard.
L’auditoire connaît bien le coupable : c’est ce maudit papier, ces notes que lit l’intervenant et qu’il feuillette nerveusement en comptant les pages qu’il lui reste avant d’en finir dé-fi-ni-ti-ve-ment. La lecture a pris possession du corps de l’intervenant comme ces juifs et musulmans en prière qui balancent leur corps.
S’il y a un animateur de séance, c’est le moment où il ne tient plus sur sa chaise et où son regard scrute le public dans l’espoir qu’il lui donne la force et l’autorité suffisante pour intercéder auprès du palabreur.
Enfin, lorsqu’il franchit la ligne d’arrivée de son discours, il relève alors la tête et regarde son auditoire, heureux d’être de retour et satisfait de ce qui lui semble être un exploit.
Être attentif au temps qui passe pendant que l’on parle soi-même c’est aussi une forme d’assurance. Bien sûr, on ne peut pas regarder en permanence sa montre car on ne pourrait plus rien dire tel le lapin blanc à la montre gousset d’Alice.
Parfois je me dis qu’il faut parler comme on nage, en alternant entre l’apnée et l’air libre. A chaque fois que l’on émerge pour respirer on en profite pour jeter un oeil à l’horloge évaluer la distorsion temporelle que notre propos nous procure à nous-même. Il faut pressentir dans les variations de l’épaisseur du temps l’intensité de son propre propos. Le temps passe-t-il vite ? Alors il est urgent de ralentir et surtout de ne pas accélérer, ce que l’on fait presque instinctivement .
Être vigilant à la relation entre le temps mesuré et le temps perçu pendant le temps de sa propre parole est un véritablement renversement dans l’attitude naturelle. Il y a une mise en tension entre deux formes de conscience du vécu, comme un dédoublement de personnalité maintenu consciemment en tension durant le temps que dure la prise de parole.
Avoir un rapport au temps qui passe est aussi une forme d’attachement au réel ; c’est ne pas trop se laisser envoûter par son propre discours ; ne pas se complaire en se gargarisant de la satisfaction d’être écouté. C’est que, à vouloir parler aux autres, on finit par ne parler qu’à soi même, à soliloquer.
Un livre est à lire concernant la prise de parole en public.
Son titre est banal, mais son propos décoiffant et sans concession : Le Secret des orateurs (politique, media, entreprise) de Stéphane André. Editions Stratégies
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Intéressant, et pas dénué de bon sens. Mais il me semblait qu’en général nous n’aimons pas trop le son de notre propre voix…? Peut-être que l’on peut aimer le contenu sans aimer le contenant, après tout 🙂
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Les conférences en sciences humaines sont faites de gens qui lisent leur papier. Je n’ai jamais compris pourquoi. Je trouve cela insupportable. Si c’est pour lire un papier, donnez le moi, je peux lire moi-même.
Je me souviens d’une conférence surréaliste sur la cosmologie mélangeant des intervenants astrophysiciens et des philosophes en alternance. Chaque intervenant en Astrophysique parlait de son sujet évoquant histoire et philosophie des sciences sans aucune note, parfois quelques images. Les philosophes lisaient leur article.
Je n’ai jamais compris le pourquoi.
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Très juste, merci Christian. Ça va me faire progresser.
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