Métastabilité et architectures logicielles

Dans une note précédente sur les technologies relationnelles dans les systèmes d’information, j’ai présenté la métastabilité comme élément dirimant entre les technologies de gestion et les technologies relationnelles. Je voudrai à présent en dire un peu plus sur la métastabilité et sur ses enjeux, notamment en appliquant le concept simondonien de métastabilité à l’informatique (je suis loin d’épuiser le sujet).

Pour Simondon, la question de la métastabilité s’impose dans un propos sur l’individuation, et c’est avec le recours au concept de métastabilité que l’individuation peut-être pensée à nouveaux frais :

« L’individuation n’a pu être adéquatement pensée et décrite parce qu’on ne connaissait qu’une seule forme d’équilibre, l’équilibre stable, on ne connaissait pas l’équilibre instable » ILFI, p.26

L’équilibre instable se distingue donc de l’équilibre stable qui

« … est l’équilibre qui est atteint dans un système lorsque toutes les transformation possibles ont été réalisées et que plus aucune force n’existe ; tous les potentiels se sont actualisé, et le système ayant atteint son plus bas niveau énergétique ne peut se transformer à nouveau. » ILFI, p.26

Simondon précise bien que, pour définir la métastabilité, il faut faire intervenir :

  • la notion d’énergie potentielle d’un système ;
  • la notion d’ordre ;
  • et celle d’augmentation de l’entropie ;

Mais l’on retiendra pour l’instant sa note n°3 du bas de la page 26 :

« …la métastabilité suppose généralement à la fois la présence de deux ordres de grandeur et l’absence de communication interactive entre eux. »

Dès lors, l’individuation peut être comprise comme « une résolution surgissant au sein d’un système métastable, riche en potentiels ». Aussi, poursuit Simondon,

« le véritable principe d’individuation est médiation, supposant généralement dualité originelle des ordres de grandeur et absence initiale de communication interactive entre eux, puis communication entre ordres de grandeurs et stabilisation » ILFI p. 27

Nous en savons maintenant suffisamment pour commencer à appliquer les notions de métastablité et d’individuation au domaine de l’informatique.

*

Le système expert

Un système expert est un système qui n’offre pas ou peu de degré de liberté. La nature des requêtes, des informations qui sont acceptées par le système, est très standardisée et très formatée.

Un système expert est stable, où en tout cas majoritairement stable. Pourquoi ?

Parce que plus le système expert est précis et délivre une expertise, moins il autorise et permet de recevoir des informations qui seraient susceptibles de faire évoluer le système.

Tout système expert à tendance à s’individuer jusqu’à un point de stabilité où son intérêt général tend à ne plus exister, en même temps que son intérêt spécifique atteint sa maturité. C’est ce qui fait que très peu de personnes peuvent être des utilisateurs de ces systèmes.

Le système expert est un système logique. Plus il définit, plus il devient strict et logique, mais moins il « parle », moins il permet un dialogue.

D’une manière générale les systèmes experts sont les points extrème d’une informatique qui vise à produire des systèmes en équilibre stable, une informatique de gestion.

Il est bien connu que lorsqu’on place un système expert dans une organisation, le niveau général des connaissances de l’organisation baisse mécaniquement. En même temps qu’il apporte des circuits-courts dans l’organisation, il y provoque également des courts-circuits.

Les trois âges de l’informatique

Distinguons trois âges de l’informatique :

  1. l’informatique industrielle ou embarquée ;
  2. l’informatique de gestion ;
  3. l’informatique relationnelle.

L’informatique de gestion

L’informatique de gestion est une informatique qui cherche à produire des systèmes stables, des systèmes avec une potentialité et une capacité d’individuation faible.

L’évolution de ses systèmes de gestion est très prédictible, et d’ailleurs ces systèmes font l’objet d’un travail de spécification très poussé.

Les bases de données relationnelles sont la figure de proue de cette informatique (ce n’est pas parce qu’elles sont « relationnelles » dans leur nom qu’elles appartiennent pour autant à l’ « informatique relationnelle »).

L’informatique relationnelle et l’architecture du web

Contrairement à un système stable, l’architecture du web relève de la métastabilité. C’est à dire qu’il y a une potentialité d’individuation très forte dans le web : de sa propre individuation en tant que système technique mais également de l’individuation des individus qui l’utilisent.

On peut dire que, en tant que milieu technique associé, il participe à l’augmentation de notre potentiel métastable, à nous autres les utilisateurs du web. A ce titre, en tant que technologie relationnelle, le web participe à la transindividualisation des individus qui interagissent avec lui. Sa métastabilité est le lieu, le milieu, où nous augmentons notre propre métastabilité d’individu.

Métastabilité et web sémantique

Le web sémantique est la fois une promesse, celle qui a été faite il y a plus d’une décennie maintenant et dont on n’attend toujours son avènement, mais c’est aussi en même temps des préconisations, des standards et des normes qui, eux, sont bien réels. Ce sont les usages et la socialisation du web sémantique qui restent encore à l’état de promesse.

Si l’informatique relationnelle, cette informatique qui produit des systèmes métastables, est une informatique de gestion qui s’est socialisée, on est en droit de se demander si le retard à l’allumage du web sémantique, sa non-socialisation, n’a pas quelque chose a à voir avec une vision gestionnaire qui l’enfermerait dans un système stable.

Parlant de la promesse que représente le web sémantique, je dois ici préciser que je ne suis pas sûr que le web sémantique soit le web 3.0, dit autrement le web de demain. Cela peut être surprenant, mais je pense que le web sémantique est déjà là. Je veux dire par là que ce n’est pas un continent qui resterait à découvrir car nous en avons déjà foulé le sol.

Nous sommes déjà dans le web sémantique, et depuis longtemps. Mais il faut s’en expliquer.

Les visages qu’offrent le web sémantique sont très disparates : ils oscillent entre une vision stable et métastable. D’un côté on a des modèles de connaissances, des ontologies, très riches et structurés, et de l’autre un « web of data » beaucoup plus ouvert et métastable.

L’expression même de « web sémantique » est problématique. Pas seulement parce que « sémantique » n’était pas le mot le plus approprié, de l’aveu même de Tim Berners Lee. C’est surtout que là ou « web » désigne une métastabilité, « sémantique » pointe vers stabilité. L’ambition dialogique du web sémantique est d’être un système « métastable – stable ». C’est comme s’il fallait rajouter de la stabilité au web, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle on dit de lui que c’est un web pour les machines.

La question devient donc : n’est-on pas en train d’étouffer le web, d’épuiser ses potentiels, en voulant le stabiliser ?

Nous sommes depuis plusieurs années au coeur même de cette contradiction au sein de laquelle nous oscillons plus ou moins consciemment entre une vision à la fois plus stable du web (stabilité requise pour faire tourner les algortihmes sur les données du web) et en même temps plus métastable (augmentation des potentialités, de ce que l’on pourra faire avec). Le web sémantique est le nom de cette amplitude, de cette tension entre deux tendances qui semblent s’exclure mutuellement. C’est pourquoi nous sommes au coeur de cette tension depuis une décennie et que la quesiton du web sémantique est le lieu de ce débat.

Pourquoi le web est-il métastable ?

Si l’on reprend les thèses de Simondon, il nous faut identifier dans le web à la fois la « présence de deux ordre de grandeur et l’absence de communication interactive entre eux ». Il nous faut caractériser cette tension qui réside dans l’absence de communication entre les deux ordres de grandeurs.

Nul ne peut nier que le web soit en évolution : le visage du web du début des années 90 n’est plus tellement le même que celui que nous offre le web d’aujourd’hui. Cela montre à minima qu’il y a une évolution, c’est à dire que le web est un système technique qui évolue et qui s’individu.

C’est parce que nous constatons cette individuation, cette évolution, que nous pouvons nous demander quel sera le visage du web de demain. Par exemple : « le web sémantique sera-t-il le visage du web de demain ? »

Mais, d’un autre côté, on peut bien parler du Web 1.0, 2.0, 3.0, etc. nommenclature qui témoigne de son évolution, tant par sa taille que par les usages qu’il permet, il n’en reste par moins que c’est toujours le web. Un web dont l’architecture a été décrité très tôt. En effet, les usages du web 2.0 étaient en puissance inscrits dans son architecture ; il était par exemple prévu que du code puisse être exécuté sur le poste client, ce qui a permis d’avoir des clients web dits « riches ».

Le web ne sera un système stable que le jour où il aura épuisé ses potentialités, c’est à dire le jour où on ne se posera plus la question de l’avenir du web, en ce demandant à quoi ressemblera le web de demain. En ce sens la permanence des questions sur le web sémantique témoigne de la vigueur du potentiel métastable du web.

Chacune de nos écritures, de nos contributions sur le web, contribue à son évolution. Le web change et, en retour, le web nous change. En tant que milieu technologique, le web produit une très grande quantité d’énergie d’individuation. Il est devenu un milieu associé, un milieu à travers lequel nous nous transindividuons, c’est pourquoi c’est un système à la fois technologique et social. Le technologique et le social sont précisément les deux ordres de grandeurs hétérogènes qui font la métastabilité du web.

Le web sémantique sera une réalité sociale quand il aura atteint le statut d’un système qui médiatise nos individuations, quand il deviendra un « théâtre d’individuation ».

Illustration

Pour illustrer cette capacité qu’à le web de concilier deux ordres de grandeurs disparates, on peut penser au film Planète interdite, que j’avais d’ailleurs évoqué dans la série « Shots that changed my life », grand classique de la science fiction des années cinquante où le coeur et les entrailles de la planète sont constitués d’un gigantesque ordinateur tellurique qui exerce toute sa puissance quand il est connecté à l’esprit des individus et notamment au travers de leur inconscient.

Tout semble opposer les rêves et le psychique d’un côté à cette machine tellurique de l’autre, et pourtant la communication va se faire.

Le web comme « théâtre d’individuation »

Ainsi donc nous n’en avons pas fini avec le web, nous n’avons pas épuisé le web. Le système continu d’actualiser ses potentialités mais sans pour autant s’y épuiser car en utilisant le web et en y contribuant nous augmentons ses potentialités, c’est à dire que nous nourrissons sa métastabilité.

Il y a un jeu de tendances stable / métastable qui luttent entre-elles. Mais dans son individuation, le web maintient une métastabilité qui ne s’est toujours pas épuisée et qui, peut-être, est même en croissance. Or c’est là le propre des individus vivants que de conserver en eux une activité d’individuation permanente.

Alors que le cristal s’individu à la limite de contact avec la solution sur-saturée, nous rappelle Simondon, le vivant porte en son corps et en son organisme son principe d’individuation (il a une intériorité) :

« Le vivant conserve en lui une activité d’individuation permanente ; il n’est pas seulement résultat d’individuation, comme le cristal ou la molécule, mais le théâtre d’individuation ». ILFI, p. 27

Comme pour le vivant, nous serions tenté de dire que le web est un « théâtre d’individuation ». L’activité du vivant, poursuit Simondon, n’est pas comme celle de l’individu physique, concentré à sa limite :

« il existe en lui un régime plus complet de résonance interne exigeant communication permanente et maintenant une métastablité qui est condition de vie. » p. 27

L’après coup

Dernier point, et non des moindres : la formalisation du web dans un style d’architecture et dans des normes arrive après-coup. Dans l’évolution de l’informatique, une autonomie, un mode d’existence propre, semble précéder, par avance, l’activité de normalisation qui arrive après coup. Les grands nom du logiciel ont bien essayé de faire des normalisation et des spécfications a priori pour justifier l’achat de leur produit, mais cela n’a pas marché. Le dynamisme et la métatabilité du web a comme avalé le fragile édifice improbable des normes WS-*.

Là où l’informatique de gestion passe son temps à spécifier et à figer la conception des systèmes, l’évolution de l’informatique relationnelle devance et déborde les spécifications qui ne semblent pouvoir se réaliser qu’après coup. Jusqu’à au moins très récemment, c’est les normalisations et la production des standards qui étaient la règle en matière de web sémantique. Dans ce cas là, on n’est plus dans l’après coup du web, une vision épiméthéenne, mais dans une anticipation, une vision prométhéenne, une promesse.

Croire au web sémantique c’est croire à la possibilité d’un web pour les machines qui puisse être en même temps un web social. Le web ne doit pas se stabiliser dans cette rencontre, le web sémantique doit cultiver à travailler sa métastabilité en embrassant plus les enjeux des technologies relationnelles que des celles des technologies de gestion.

Je ne pense pas qu’on puisse dire que le Web sémantique soit déjà là, il s’agit plutôt de popularisation de technologies Web Of Data et de projets comme Linked Data, Mais l’aspect « sémantique » ou modélisation spécifique / métier n’a pas encore atteint le niveau Web, c’est à dire partagé, interactif, mixable.
De mon point de vue, le Web dit Sémantique est en quelques sorte le « Web of MetaModels », ou l’interconnexion des ontologies (+ une étape au dessus de l’interconnexion des données) permettant le dialogue homme / machine en traversant des réseaux de systèmes experts ouverts fonctionnels, permettant de transcender des barrières tel que la langue ou la gestion des ressources, le savoir-faire technique, la compréhension des éléments et problématiques sous jacentes, etc…

Rendre ce web sémantique métastable est un vrai défi, mais nul doute que l’on y arrivera 😉

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