L’enseignement des Digital Studies

Dans un récent billet intitulé DH, Interdisciplinarity, and Curricular Incursion, Ryan Cordell témoigne de l’introduction des Digital Humanities dans les structures d’enseignement anglo-saxonnes.

Un premier refus de ses pairs pour créer le cours “Introduction to Digital Humanities” l’a amené à formaliser les raisons de ce refus initial et ce qu’il en tire aujourd’hui comme enseignement. Il présente cela en quatre points que je traduis très librement et résume ci-après.

1. Les Digital Humanities restent encore floues et obscures pour la majorité du corps professoral.

Ainsi ses collègues se demandent si le cours sera sur les technologies (learning about) ou bien s’il utilisera les technologies (learning how to). De plus, n’étant pas eux-mêmes au clair avec ce que recouvre les Digital Humanities, il y avait un risque que les étudiants eux-mêmes n’en comprennent le périmètre et le contenu, et donc ne s’y inscrivent pas.

Finalement le cours est renommé “Technologies du texte” et tout s’est éclairé, occultant du même coup les questions comme “about” ou “how to” et les reléguant au second plan.

2. Ne pas négliger la “sémantique” des cursus.

En ayant choisi initialement “Introduction aux Digital Humanities”, la place de ce cours dans le cursus des enseignements devenait problématique. En effet, les cours d’introduction sont réservés au niveau 100, et les cours suivants des niveaux 300 ou 400 reposent sur ce niveau d’introduction. Or cette “Introduction aux Digitial Humanities” n’était suivie d’aucun autre cours aux niveaux supérieurs ; cela ne rentrait donc pas dans les grilles de lecture des cursus et apportait de la confusion : il fallut donc supprimer la mention “Introduction” car le cours était surtout destiné à des étudiants étant à un niveau plus avancé dans le cursus.

3. Les enseignants comprennent l’interdisciplinarité du point de vue de leur discipline.

L’interdisciplinarité des Digital Humanities doit bien tomber, à un moment donné, dans un champ disciplinaire. Il doit y avoir la primauté d’une perspective ou d’une discipline même si le recours à d’autres disciplines est fait.

En présentant le cours comme “un cours de littérature qui incorpore des travaux d’autres disciplines (histoire, informatique,..)” la clarté de la distinction disciplinaire fut de nouveau visible et soulagea ses pairs.

4. Un seul enseignant ne peut couvrir à lui seul le champ des Digital Humanities.

Les ajustement “sémantiques” que dû faire Ryan Cordell, l’ayant amené à faire des distinctions et des choix, lui firent également réaliser à quel point son enseignement ne couvrait qu’une partie du champ des Digital Humanities.

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Ryan Cordell nous livre encore d’autres considérations que je vous invite à découvrir. Je voudrais pour ma part m’appuyer sur ce témoignage précieux pour apporter une contribution à ces questions.

Tout d’abord il faut commencer par un premier degré d’abstraction en parlant en premier lieu des “Digital Studies” avant de parler des Digital Humanities, Cultural Analytics, Software Studies, Web Science, etc. (J’ai commencé une série de notes explicatives au sujet des Digital Studies).

Ces Digital Studies reposent sur le postulat que l’ensemble des savoirs qui se sont institués dans des disciplines se sont toujours faits avec des “organes techniques”. Toutes les disciplines et toutes les sciences, même avant qu’elles ne deviennent expérimentales, se sont développés au travers de techniques et d’objets techniques (outils, instruments, machines, …).

Ce qui veut dire que les savoirs ne “flottent” pas l’esprit des savants et des scientifiques ; il faut l’écriture, les livres, les tableaux, les télescopes, les iPads, les scalpels, les marteaux – et que sais-je encore – pour qu’une discipline se constitue.

Tout cela relève d’une organologie générale qui fait que l’on peut plus aujourd’hui enseigner une discipline, quelle qu’elle soit, sans :

  • d’une part un regard historique et généalogique
  • d’autre part un regard sur l’ensemble des objets et des milieux techniques qui ont accompagné son développement.

Ainsi donc les Digital Studies prennent place dans une Organologie Générale où elles représentent le stade actuel de développement des technologies : à savoir le numérique. À côté des Digital Studies, il devrait également donc y avoir des Analog Studies, tout comme des Print Studies, etc. Bref, chaque discipline et chaque science doit produire un savoir théorique sur les conditions techniques et technologiques de son propre développement.

Ce volet organologique décrit l’appareillage technique et technologique avec lequel – et depuis lequel – chaque science procède.

Les cours sur l’histoire des sciences et des techniques sont assurément quelque chose qu’il faut ré-dynamiser et réactualiser car ils ont souvent été soit facultatifs soit en marge et sans rapport fort avec les autres disciplines.

Voici un petit tableau pour illustrer mon propos – en version beta, comme on dit, car il est toujours difficile de “s’exposer” dans un schéma forcément très incomplet :

Les questions de fond relatives à ce sujet sont abordées par Bernard Stiegler dans la deuxième partie de son livre qui vient de sortir, “Etats de choc”, lorsqu’il repense “L’université sous-conditions”.

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