Les conditions d’émergence des probabilités

Le statut de l’autorité dans les débats et controverses de la casuistique

On fait généralement remonter à Aristote la première occurrence du terme « probable ». Dans ses Topiques, où il écrit :

« Sont probables les opinions qui sont reçues par tous les hommes, ou par la plupart d’entre eux, ou par les sages, et parmi ces derniers, soit par tous, soit par la plupart, soit enfin par les plus notables et les plus illustres »

Dans la distinction traditionnelle entre connaissance et opinion, le probable désignera, jusqu’à la renaissance, non pas ce que nous entendons aujourd’hui comme probable – c’est à dire plausible ou possible selon un certain degré de certitude – mais ce qui, dans le domaine de l’opinion, est « digne d’approbation » ou « digne de foi ».

La probabilité est alors un indice de confiance.

La probabilité renvoie à la probité d’une autorité, qui peut être le nombre de personnes qui partagent une opinion, ou l’autorité (morale, religieuse, savante, etc.) d’une tierce personne.

Ce concept de probabilité, tel qu’il perdure dans la scolastique, va entrer en crise dans le cadre des pratiques casuistiques et à l’occasion de l’émergence du probabilisme.

Le probabilisme, peut-on lire sur la notice wikipedia,

« est une doctrine de théologie morale spécifiquement catholique qui considère que « si une opinion est probable, il est permis de la suivre, quand bien même est plus probable l’opinion opposée » « .

Dans son enquête sur « L’émergence des Probabilités », Ian Hacking rappelle l’origine de la controverse qui va contribuer à la transformation du concept de probabilité dans le cadre de l’opposition entre Jésuites et Jansénistes, précisément en réaction au mouvement probabiliste.

 » Que faire face à un désaccord entre autorités, surtout quand il s’agit des Pères de l’Église? Le problème devient brûlant à la fin de la Renaissance quand de plus en plus de textes furent exhumés et que se multiplièrent les interprétations des textes disponibles » p. 54″

Face à ce qu’on pourrait qualifier de « crise d’autorité » dans l’interprétation ; crise provoquée et accentuée par la diffusion des textes, deux attitudes se font face :

  • celle des jésuites qui développe le probabilisme en laissant à chacun le soin d’utiliser les autorités de référence qu’il souhaite ;
  • celle des jansénistes qui prône une réduction du nombre d’autorités et s’en tiennent aux Saintes Écritures éclairées de la lumière naturelle de la raison.

C’est Pascal qui, dans ses Provinciales, va dénoncer le probabilisme comme étant un relativisme ; reprochant aux Jésuites de choisir des lignes d’action opportunistes pour, ensuite, trouver n’importe quel texte ancien susceptible d’être interprété comme une approbation.

En critiquant le relativisme du probabilisme, le mouvement Janséniste, au travers de son enclave Port-Royal (Arnauld, Nicole, Pascal) va réinventer les probabilités pour leur donner le sens de mesure de la certitude que nous lui connaissons communément aujourd’hui.

 De l’autorité des personnes à l’autorité de choses.

Chacun sait que, dans tout procès, il y a des témoignages mais aussi des pièces à conviction qui peuvent servir de preuves : en anglais on parle d’ « evidence« , terme à peu-prêt intraduisible en français en un seul mot, qui désigne l’évidence factuelle, l’évidence des faits.

Ce qu’il faut bien voir, c’est que la crise de l’autorité, telle qu’elle se manifeste avec le probabilisme aux XVI° et XVII° siècle, provient du fait que le probable ne se concevait que relativement à l’autorité d’une personne : les choses et l’évidence de certains faits n’intervenaient pas dans le débat d’autorité puisque seules les personnes pouvaient « rendre probable » c’est à dire donner du crédit et donc de la crédibilité. C’est ce qui va changer avec la « Logique » de Port-Royal où l’on peut lire ceci :

« Pour juger de la vérité d’un évènement, et me déterminer à le croire ou à ne pas le croire, il ne faut pas le considérer seulement et en lui même ; comme on ferait pour une proposition de Géométrie : mais il faut prendre garde à toutes les circonstances qui l’accompagnent, tant intérieures qu’extérieures. »

J’appelle circonstances intérieures celles qui appartiennent au fait même, et extérieures celles qui regardent les personnes par le témoignage desquels nous sommes portés à le croire » [Arnauld et Nicole, 1662, p. 349]

A partir de ce moment, les faits vont pouvoir témoigner comme le font les personnes. Il ne s’agit pas de juger de la vraisemblance des faits mais de savoir ce qu’ils nous disent, par inférence, sur autre chose qu’eux-même. Ce qui veut dire que les faits deviennent des signes.

Le fait qui fait signe, met en cause, au sens où une pièce à conviction peut devenir une preuve et mettre en cause, accuser.

Ces faits là, en tant qu’ils sont des signes et qu’ils accusent, on peut dire qu’ils catégorisent, puisqu’en grec ancien categorein signifie « accuser », et plus exactement « accuser et juger en place publique ».

Comment les signes vont-ils se faire indices et pièces à conviction à partir desquelles ont va pouvoir procéder par induction pour découvrir les causes à partir des effets ?

En prenant à rebrousse-poil la temporalité de la catégorie de causalité (qui consiste à partir des causes pour déduire les effets) le chemin de l’induction va se doter d’une nouvelle puissance qui n’était certes pas inédite puisque les pratiques oraculaires des devins, puis les sciences mineures qu’étaient l’alchimie, la géologie, l’astrologie et tout particulièrement la médecine pratiquaient déjà un mode de raisonnement similaire.

Du mystère à l’énigme

Bien évidemment, il y a une influence sourde du Foucault de  » Les Mots et les choses » dans la manière dont Ian Hacking développe son idée concernant l’émergence des probabilité. Ainsi, pour Foucault, le XVII° siècle est le siècle qui rompt la veille parenté avec la divination, désormais c’est à l’intérieur de la connaissance que le signe commence à signifier :

« A partir du XVII° siècle, tout le domaine du signe se distribue entre le certain et le probable » p. 73

« A la connaissance qui, devinait, au hasard, des signes absolus et plus anciens qu’elle, s’est substitué un réseau de signes bâti pas à pas par la connaissance du probable. Hume est devenu possible. » p.74

C’est entre le XVII° et le XVIII° siècle que le mystère se dissipe avec la renonciation au divinatoire : en fermant la porte aux mystères on ouvre du même coup celle de l’énigme : le mystère laisse place à l’énigme. Il y avait certes des énigmes avant le XVII° siècle, et notamment dans la tragédie grecque antique, mais il y avait aussi – notamment dans les pratiques divinatoire ainsi que dans les écoles de pensées – des pratiques mystagogiques.

Mystère et énigmes ne sont pas la même chose : là où il y a du mystère, il y a fermeture et interprétation qui produisent des logiques d’initiation. Quand le mystère s’efface pour laisser place à l’énigme, il y a non plus fermeture mais ouverture, de même qu’il n’y a plus de logique d’initiation mais une attente de résolution.

 Le nouveau statut de l’écriture

Que retenir des conditions d’émergence des probabilités qui se mettent en place aux XVI et XVII siècle ? Ceci :

  1. Le passage de l’autorité de personnes à l’autorité de textes, très importante à la Renaissance en tant que moment de redécouverte des textes et de retour aux sources ;
  2.  La crise du probabilisme et le passage de l’autorité de textes à l’autorité de choses (évidence des faits, indices);
  3.  Les faits se constituent comme signes : il ne s’agit pas de juger de leur vraisemblance mais de ce vers quoi ils pointent ;
  4.  La démarche d’un raisonnement par induction, à rebrousse-poil de la catégorie de causalité, déjà présent dans les basses sciences (pour ne pas parler des sciences occultes), devient un objet d’investigation qui ne relève plus de la simple opinion ni du mystère mais de l’énigme.

Les choses sont ainsi en place pour que puisse émerger quelque chose comme la mesure et le calcul des probabilités.

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[…] la précédente note sur L’émergence des probabilités, je présentais la manière dont le concept de probabilité avait profondément changé depuis […]

[…] Les conditions d’émergence des probabilités puis La mesure du probable et l’entre-deux des catégories, et à présent où je vais aborder le […]

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