Excentricité et saisonnalité dans les formes d’organisations politiques

Lecture du chapitre 3 du livre « Au commencement était » de David Graeber et David Wengrow, Les liens qui Libèrent, 2021.

Ce chapitre vise à déconstruire les lieux communs concernant l’évolution supposée de l’humanité et des stades de développement social qui se présentent sous la forme séquentielle : cellules familiales, cueilleurs-chasseurs, agriculteurs, empires administratifs ; ce qui correspond également à la séquence qui va des clans aux tribus, des tribus au chefferies, et des chefferie à l’Etat.

Cette séquence convient aussi bien aux hobbesiens qu’aux rousseauistes : elle peut aussi bien expliquer comment la liberté se perd un peu plus à chaque passage à un stade nouveau, tout comme rendre compte de la sortie progressive de la sauvagerie des temps primitifs. Que les dizaines de milliers d’années du paléolithique supérieur soit constitué par des communautés de chasseur-cueilleurs ne semble pas faire de doute, mais il ne faudrait pas en conclure pour autant qu’un seul système politique s’appliquerait à toutes les communautés, à plus forte raison si c’est pour y déceler une origine des inégalités sociales. Refuser donc le déterminisme selon lequel un mode de vie chasseur cueilleur impliquerait forcément toujours une même forme d’organisation politique.

Ce qui compte pour Graeber et Wengrow, c’est de défendre leur hypothèse que ces peuples avaient un libre arbitre et qu’ils étaient des acteurs politiques conscients. L’objectif n’est pas tant de changer l’ordre de cette séquence évolutive que de considérer qu’un même peuple peut avoir différents régimes d’économie politique en même temps, ou plus précisément selon une certaine saisonnalité : l’été une organisation et des activités de type cueilleur-chasseur avec de petits groupes dispersés, puis l’hiver une vaste communauté concentrée sur une surface géographique restreinte qui ressemble plus à une organisation administrative et centralisée, capable de construire des architectures somptuaires, qu’à une bande de sauvages en goguette.

Quoiqu’il en soit, demeure cette idée-force que les humains des ces temps là pouvaient mélanger de manière délibérée des formes d’organisations diverse en alternance avec le changement des saisons :

 » …marqués par de forts contrastes saisonniers, nos lointains ancêtres, (…) apparemment guidés par le sentiment qu’aucun ordre social n’est jamais définitivement fixé ni immuable, ne cessaient d’en changer, bâtissaient des monuments qu’ils finissaient par abandonner, laissaient se développer des structures autoritaires à certaines périodes de l’année pour mieux les démanteler à d’autres. Un même individu pouvait donc vivre alternativement dans une société clanique, une société tribale et ce que nous identifions aujourd’hui comme un embryon d’état. »

“Au commencement…”, p. 149.


Si la saisonnalité rythme aussi les organisation politique, alors :

« Dans un très grand nombre de sociétés, le calendrier des festivités annuelles pouvait être lu comme une véritable encyclopédie des formes politiques. »

Ibid. p.156.

Que nous reste-t-il de la saisonnalité aujourd’hui ? Peut-être pas grand chose pour les citadins occidentaux ; il y a bien les périodes de vacances, les périodes de fêtes de fin d’année, quelques carnavals mais qui n’ont plus la force de perversion qu’ils pouvaient avoir à la fin du moyen-âge. En tout cas, ils ne sont plus des moments ou l’on peut éprouver des modes alternatif de formes politiques.

*

Qu’en était-il de la liberté dans cette humanité du paléolithique supérieur ? N’y avait-il pas des logiques de subordination avec leur lot de chefs pour entraver la liberté des autres ?

La découverte de sépultures richement ornées tend à montrer que tels profils existaient. Mais à y regarder de plus près, nombreuses des sépultures contenaient des corps d’enfants, ou de personnes ayant souffert de difformités ou d’anormalité au sens général : nains, personnes victimes de maladie génétique, infirmes, etc. sans compter les anormalités psychiques que nos techniques d’analyses ne peuvent pas déceler. Toujours est-il que cela semble montrer que ce n’était pas tant des chefs qui bénéficiaient de ces inhumations exceptionnelles mais plutôt des marginaux, physiques et psychiques. Ce qui change radicalement l’interprétation qu’on peut faire de ces découvertes archéologiques.

« Les individus inhumés étaient des êtres extraordinaires, « extrêmes ». » p.137.

Ibid. p.137.


Paul Radin, anthropologue américain, jugeait que le trait le plus saillant des sociétés « primitives » était leur tolérance à l’égard de l’excentricité, ce qui permet à Graeber et Wengrow d’écrire cette phrase qui pourrait être un programme de recherche à part entière :

 » Toutes les sociétés humaines ont leurs sceptiques et leurs anticonformistes ; c’est à travers la façon dont elles les traitent qu’elles se distinguent »

Ibid. p.129.

Qui sont ces sceptiques et anticonformistes ? On l’a vu, cela peut être aussi bien les infirmes, handicapés et victimes de pathologies, tout comme des esprits contestataires, des marginaux ou des illuminés qui peuvent avoir des fonctions de chamans, ou des sociopathes qui préfèrent aller vivre dans le désert ou au fond d’une grotte. Bref, tous ces profils dont la marginalité se retrouvait au centre de l’attention politique lors des fêtes et cérémonies qui rythmaient la calendarité des saisons mais aussi des organisations politiques. De nos jours, on les retrouvera plutôt en prison, en asile psychiatrique, sous traitement médical ou en maisons spécialisées.

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