Quand les morts imposent un nouveau régime alimentaire, les inégalités apparaissent

Lecture du Chapitre 10 de “Au commencement était ….” de David Graeber et David Wengrow, Les Liens qui Libèrent, 2021.

Les auteurs ont préalablement identifié trois formes de liberté fondamentales :

  • la liberté de quitter les siens ;
  • la liberté de désobéir aux ordres ;
  • la liberté de reconfigurer sa réalité sociale.

Peut-on de la même manière identifier des formes fondamentales de domination qui constitueraient les fondamentaux de l’Etat ? Graeber et Wengrow en proposent également trois :

  • contrôle de la violence, qui fait écho à la définition du philosophe allemand Rudolf von Jehring  qui définissait l’Etat comme une institution qui a le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné
  • contrôle de l’information, qui indique l’efficience d’une administration et d’une bureaucratie.
  • charisme individuel, qui permet à un individu de prétendre incarner le pouvoir.

Dans la petite histoire qu’on nous sert depuis l’enfance, la séquence chronologique de l’apparition de ces formes de domination est la suivante :

Administration –> Souveraineté –> Politique Charismatique (à terme)

Or, on a vu qu’en marge de ce qui s’est passé dans les premières cités de Mésopotamie, et par opposition, d’autres cités voisines ont mises en avant d’abord la fonction charismatique, ce qui donnerait comme séquence :

:Administration– > Politique charismatique –> Souveraineté

Mais il y a aussi d’autres ordonnancements possible, par exemple lorsque des fonctions importantes sont confiés à des « individus extrêmes », la séquence serait alors la suivante :

Vision charismatique –> Souveraineté –> Administration Au final

Mais ce n’est pas tant la diversité des scénarios de séquence qui pose problème aux auteurs, c’est plutôt l’idée sous-jacente que, quelque soit l’ordre, à la fin on retrouve un Etat qui coche les 3 cases des formes fondamentales de domination. Il s’agit donc de désamorcer la dimension téléologique attribué à l’Etat.

Cette vision téléologique de l’histoire et de l’évolution repose sur une reformulation après-coup qui écarte souvent l’hypothèse que les choses auraient pu se passer différemment. Ainsi :

« L’histoire et l’archéologie sont des disciplines truffées de termes comme « post-« , « proto-« , « intermédiaire », ou « terminal »,  tous hérités en partie de la théorie culturelle du début du XX° siècle. »

p. 480.

Cette tendance téléologique cherche en effet à établir des liens de causalités, des relations systémiques , et autres cycles afin de déceler « des lois derrières les rythmes et les modèles de l’essor du déclin culturels ». Aujourd’hui, il semble acquis que ces lois n’existent pas. Le travers de ces approches se manifeste dans la qualification des périodes dites « intermédiaires » qui sont

« fréquemment décrites comme des phases de « chaos » et de « dégénérescence culturelles ». En réalité, elles correspondent simplement à des époques où [il n’y] avait pas de dirigeant unique. »

p.481

Si ces périodes apparaissent comme étant floues et sombres, c’est surtout parce qu’on a chaussé des lunettes qui nous rendent aveugle à la richesse de développements politiques qui peuvent se révéler de la plus haute importance. Si on revient au trois principes élémentaires de domination (contrôle de la violence, contrôle de l’information et politique charismatique), les auteurs remarquent que la plupart des exemples qu’ils convoquent et qui sont puisés sur différents continents, ne paraissent s’organiser qu’autour d’un seul de ses principes au mépris des deux autres, raison pour laquelle ils les qualifient de « régimes de premier ordres » (p.495). On pourrait objecter que lorsqu’une société est organisé autour d’un leader charismatique, cela induit nécessairement la mise en place d’une inégalité entre ce dernier, qui incarne parmi les siens une figure quasi-divine, et le reste de ses sujets. La réponse à cette objection est la suivante :

« Le problème que pose ce type de pouvoir tient à son caractère éminemment personnel qui le rend pratiquement impossible à déléguer. Pour faire simple, le roi est souverain aussi loin qu’il peut marcher, toucher, voir et être porté. A l’intérieur de ce périmètre, sa souveraineté est absolue ; à l’extérieur elle s’étiole à la vitesse grand V ».

p.499

Mais comme nul ne peut nier que des formes étatiques se sont effectivement développées dans les époques dynastiques comme en Egypte, comment cette transition entre des souverains de pacotille et ceux qui exercèrent un contrôle administratif et militaire s’est-elle effectuée ?

L’archéologie nous indique qu’il se passe quelque chose vers le milieu du IV° millénaire :

« On pourrait le décrire comme une sorte de grand débat autour des responsabilités des vivants à l’égard des morts. Les rois défunts ont-ils besoin que l’on s’occupe d’eux, comme les rois vivants ? […] Est-ce que les ancêtres connaissent la faim, et, dans ce cas, que mangent-ils ? »

p.514

Dans la vallée du Nil la réponse fut « oui, il arrivait aux ancêtres d’avoir faim, et qu’il convenait de leur donner un type de nourriture bien particulier » à base de pain au levain et de bière de blé fermenté, aliment exotiques et luxueux à l’époque. C’est donc pour nourrir les morts que commença à s’intensifier la culture des céréales. Et cela ne concerna pas que les rois défunts, progressivement, avec le renforcement mutuel de l’agriculture et du cérémoniel, chaque famille se devait d’honorer ses morts. Les familles incapables de produire la bière ou le pain devait se les procurer ailleurs, ce qui créait des « réseaux d’obligation et de dette » :

« Voilà comment des distinctions de classe et des profondes relations de dépendance ont commencé à se creuser, à mesure qu’une fraction notable de la population égyptienne se voyait privée des moyens d’entretenir indépendamment le culte des ancêtres. »

p.515

Le schéma vaut aussi sur le continent américain avec les Incas qui érigèrent le maïs en nourriture symbolique. C’est à partir de là qu’on assiste à une accélération de la production agricole dans des proportions industrielles, la nourriture des morts devenant également la nourriture des vivants, soit un grand changement global de régime alimentaire.
Mais l’Egypte antique ou l’empire Incas sont-ils pour autant les premières formes originaires d’états ? Pas vraiment car ils ne valident que deux des trois fondamentaux : la souveraineté avec le contrôle de la violence, l’administration avec le contrôle de l’information, mais pas le pouvoir charismatique avec une politique héroïque. Ces « premiers Etats » seraient donc des « régimes de deuxième ordre ».

Mais une objection fait immédiatement jour : le pharaon, dans le cas égyptien, n’incarne-t-il pas justement le pouvoir charismatique ? En fait non car il n’y a aucun mérite ni aucun acte héroïque qui instaure le pharaon comme souverain :

 » Dans un ordre héroïque, l’honneur du guerrier se fonde sur la possibilité de sa défaite. Il tient tant à sa réputation qu’il est prêt pour la défendre à risquer sa vie, sa dignité et sa liberté. Les dirigeants égyptiens de l’ Ancien Empire ne pouvaient se voir ainsi, puisque leur défaite était inconcevable. » .

p. 526

Le fait qu’il n’y ait aucune concurrence politique et aucune compétition publique (comme on peut en trouver de nos jours lors des élections) fait que nous restons dans des régimes de domination de deuxième ordre, et pas de troisième ordre. Ces prétendues premières formes étatiques sont en réalité proches des monarchies où les enfants jouent un rôle capital dans la mesure où c’est sur eux que repose la perpétuation d’une lignée dynastique :

« Mais il n’est que dans les royaumes et les empires que les enfants, pur objet d’amour et de soins, revêtent une importance politique. »

p.528

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.