12 Juin 2010, 5:29
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Mille-feuilles Japonais

Au XIII° siècle, souligne Edwin O.Reischauer dans le premier tome de son Histoire du Japon et des Japonais, la vie politique japonaise avait de quoi dérouter :

« l’empereur se trouvait sous la dépendance d’un ancien empereur retiré et sous celle des Fujiwara qui contrôlaient en sous-main un cabinet fantoche manipulé de l’extérieur par le shogun qui n’était lui-même que l’homme de paille d’un régent Hojo …! » p.68

Et Reischauer poursuit :

 » La conduite des affaires paraissait confiée à une série de doublure dont aucune ne détenait la réalité du pouvoir. L’observateur le plus perspicace aurait pu se représenter la vie politique japonaise comme un jeu de paravents ou comme un interminable emboîtement de personnages gigognes. »

Encore aujourd’hui, cette spécificité dans la gestion du pouvoir japonais perdure. Derrière la figure du premier ministre Yukio Hatoyama (Parti Démocrate) qui vient de démissioner après seulement quelques mois au pouvoir, il y a celle d’Ichiro Ozawa. Celui-ci, n°2 du PDJ, est souvent présenté comme l’homme qui détenait le pouvoir dans l’ombre. Sur Wikipedia, on peut lire qu’il lui fut reproché de reprendre les « vieilles méthodes » du PLD (Parti Libéral Démocrate, qui fut au pouvoir depuis 50 ans, dont il fut membre jusqu’en 1993, avant de devenir son principal opposant), à savoir :

« la négociation en coulisse des décisions importantes en communiquant le moins possible et, comparé à ce que fut Kakuei Tanaka dans les années 1970 et 1980, il est surnommé pour cette raison le « Shogun de l’ombre » (影の将軍, Kage no shōgun). »

Akira Kurosawa a également repris cette tradition du « représentant fantôme » dans son film « Kagemusha, l’ombre du guerrier » ( 影武者, Kagemusha), où l’on voit un sosie jouer le rôle du chef de clan décédé.

On pourrait penser que cette fracture entre le pouvoir symbolique et le pouvoir réel se traduit par un délaissement de toute forme symbolique puisque celle-ci n’est d’apparence. En fait pas du tout, l’histoire du japon montre que ce peuple est très friand de titres ronflant et de distinctions. Aussi, toutes les logiques de l’apparat et de la représentation ont-elles atteint un degré de subtilité et de sophistication sans égal, et cela s’incarne entre autres dans l’art des cérémonies. Loin d’être délaissé, le symbolique est sublimé ou, plutôt, est le lieu de la sublimation.

*

Dans la même veine, l’histoire de l’influence de la chine sur le japon montre  l’introduction de structures organisationnelles et symboliques très subtiles qui, de fait, n’auront d’autre  réalité que fantômatique. Deux exemples :

  • le japon ( surtout au VIII° siècle) a reproduit avec une grande fidélité les règlements et les structures administratives mises en place en Chine par la dynastie des T’ang, mais leur fonctionnement n’a jamais vraiment pris sur l’île. Nombre de personnages se voyaient ainsi gratifiés de titres et de responsabilités qu’ils n’exerçaient pas de fait ;
  • dans un autre registre, la langue écrite japonaise elle-même s’est constituée à partir des idéogrammes chinois. Pourtant, ces idéogrammes chinois étaient totalement abstraits de leur signification originaire. Une écriture fantôme en quelque sorte.

Ce que Sylvain Auroux nomme en occident la « révolution technologique de la grammatisation » a un tout autre visage au japon où le processus de transcription de la langue orale commence ainsi au IX et X siècle (l’utilisation du chinois par les « lettrés » japonais commence au V° siècle) avec l’utilisation des caractères chinois simplifiés comme de simples symboles phonétiques dépourvus de toute signification propre et où chaque idéogramme chinois représente le plus souvent arbitrairement une syllabe japonaise. On a ainsi à faire à une syllabaire plus qu’à un alphabet. Par la suite, la succession de règles arbitraires qui se développent en d’infinies déclinaisons et flexions avec le temps fait dire à Reischauer que :

« …le japonais moderne pose au lecteur une série d’énigmes et d’épineux problèmes de déchiffrement et d’interprétation. La complexité du système d’écriture japonais n’a aucun équivalent au monde. » Ibid. p 52.

Ce qui fait pleinement écho à la complexité de son système politique.

On peut « délirer le Japon », comme je le fais ici en employant le concept Deleuzien de délire, et le voir comme un kaléidoscope de plusieurs nations : on l’a longtemps comparé à la Grande Bretagne, mais il y a aussi de l’italien, de l’allemand, du français, de l’américain, du chinois et du coréen bien sûr. Mais, derrière toutes ces facettes, il y a toujours, dans l’ombre, la figure du guerrier à cheval comme chef de clan et le shintoïsme comme inconscients protohistoriques qui ne se sont jamais laissée dissoudre précisément parce qu’ils proviennent du temps d’avant l’écriture.

Très bref commentaire en attendant! D’abord, bravo pour le site! Classe!

Mais maintenant, il faudrait reserrer, je pense, les liens entre notre Japon imaginaire et nos propres contrées. Il me semble, sans connaître grand chose de la situation classique ou contemporaine du Japon, que leur problème est en tous points comparable au nôtre. Ce sont des gens qui ne croient plus dans l’efficace de l’appareil d’état. Tout ce que tout met dans ‘l’ombre » est à voir, en attendant de visionner Kagemusha, comme l’ombre d’un doute, et l’ombre du nihilisme occidental qui plane sur nous aussi.

La loi du genre (commentaire d’un post) permet des raccourcis. Alors j’y vais: je trouve cette présentation de la situation politique japonaise très gaulliste! On sent, et on lit en filigrane, l’appel du grand homme sincère qui manie la dimension symbolique suivant des principes solides et fiables. En disant ça, je ne dis rien d’autre que mon désarroi devant la situation du pouvoir dans nos contrées, sans nostalgie aucune. Sans doute en cela en accord avec toi. Seulement, je dis que le Japon est en tous points une nation occidentale maintenant. Avec un gros travail de ménage à faire aux plus hautes instances. On est loin de Kagemusha. Plutôt dans les contrées du chevalier de la foi de Kiekegaard: invisible et quelconque. Un peu comme Jospin. Le dernier « grand » chez nous. Je pense que j’ai assez déliré, grâce à tout ce que tu as ouvert ici, en si peu de lignes. (Je laisse pour une fois prochaine l’immense question de la langue écrite.)

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Très intéressant cette idée que le Japon est « en tout point une nation occidentale », on pourrait même rajouter qu’il est à la pointe de notre modernité. C’est certainement vrai car il souffre de manière encore plus aiguë que nous des travers de l’époque hyperindustrielle.

Sinon, grâce à toi je me sais maintenant Gaulliste ! 🙂

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On travaille avec les outils que l’on s’est forgé. Les armes dans l’armoire, dans les armoiries le cas échéant, et dans les armuries. L’arme la plus poussièreuse dans les miennes, c’est le travail de Lacoue-Labarthe sur les pièges et les vertiges du mimétisme en politique. Impossible de te lire, et te relire, sans se dire qu’il faudrait remettre Lacoue en jeu et en joue ici. Lui le premier aurait dit, je pense, que le Japon a réussi son identification aux Occidentaux. Mais sans ajouter tout de suite: mais à quel prix! Nous sommes sur des hauteurs béantes, mon ami, celles, non pas d’une hypothèse, mais d’un FAIT, d’un désir collectif.
Content d’être le premier à dégager ton côté gaullien, sinon gaulliste!

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Où commence et où finit l’imaginaire érotique? Va-t-on laisser l’histoire et la sociologie et la musique populaire de Ginsbard et de Birkin déclarer sans autre forme de procès que 1968 fut l’année érotique par excellence? J’ai appris mille choses dans ce livre sur l’imaginaire érotique des Japonaises. Mais je me demande toujours ce que c’est que cet imaginaire!! Peu de questions sont plus importantes que celle-ci!

J’ai une piste. Qui est aussi une confession et un aveu. Mon érotisme s’imagine dans des pratiques journalières, régulières, avec ou sans ennui à les faire, avec ou sans les pulsions qui leur confèrent punch et sel. Est érotique pour moi l’image, ou la découverte, d’une femme (imaginaire forcément) qui, pour des raisons personnelles impérieuses, s’approprie la forme du haiku après avoir fait un autodafé de tous ses livres de sociologie, d’histoire, et d’économie politique. areille femme demanderait de notre part une patience et un génie infinis dans l’art inchoatif de l’approche!

Je sais depuis ce matin que pareille femme existe aussi dansla réalité, ou, à tout le moins (et c’est déjà un trop plein!) sur papier. Non pas avec les jambes écartées et le sexe menaçant des mangas, mais sublimement sublimée en haikus: elle s’appelle Sonia Sanchez. Elle est aussi Japonaise que moi, ou ma fesse droite, comme aimait à le dire Lucette Finas. Son livre s’intitule « Morning Haiku. » Ce n’est pas un livre sur le Japon. Mais c’est une raison suffisante pour devenir savant en études orientales et japonaises. Car c’est une délinaison de l’haiku bien tempéré!

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Je voudrais revenir sur ce moment dans l’histoire. MON moment, pour commencer. Suite à tes réflections, je me suis procuré une copié de Kagemusha, et j’en suis à peu près au milieu. C’est-à-dire que le processus ou le visionnement est suspendu. Je voudrais prendre au sérieux ce moment dans le flux de la vie. Je pense, humblement, qu’il a de l’importance. Le double de Shingen est arrivé dans la maison de Shingen, la maison de tous les dangers pour lui. Il rencontre deux groupes de serviteurs, deux générations de serviteurs, et plus tard, quand j’aurai repris mon activité de spectateur, il va rencontrer les maîtresses de Shingen. Les échos de l’Odyssée sont puissants à ce stade, mais je voudrais plutôt parler de toi, Christian, et de Foucault, sous le même regard synoptique suspendu. Tu fais une lecture allégorique du film, proposant son actualisation dans la catastrophe contemporaine, et en interprétant l’ombre comme un moins-de-réalité et comme une caricature du vrai pouvoir, et comme l’essence de tout pouvoir. Je suis sûr que Kurosawa partage ce point de vue. Et Foucault aussi. Le pouvoir corrompt, ou le pouvoir est toujours soupçonné d’être vide. Mais le Foucault qui balance l’ensemble de son travail sur la modernité, pour replonger dans l’époque grecque et héllénistique, c’est un Foucault à la recherche d’un autre pouvoir, d’une autre évalutation plus juste de la valeur et de la nécessité du pouvoir. Le pouvoir d’être soi-même, le pouvoir d’avoir accès à la vérité, le pouvoir de forger un soi (voire de faire de sa vie un style inimitable), ce sont les marqueurs d’un changement d’orientation radicale de ses analyses plus classiques. Et je me demande si le double de Shingen n’est pas en train d’expérimenter ces prises de pouvoir comme on dit prises de médicaments. Je me demande si ce ridicule petite frappe ne serati pas en train de sentir naître en lui une toute autre dimension, une âme plus spacieuse, des ports de tête et des postures debout et assises qui réussisent à introduire des doutes et des malaises dans son cortège. Cela ne peut pas être simplement ridicule ou ironique. Il en va du devenir meilleur d’un homme. Moi aussi, je suis dans l’allégorie, d’autant plus que je m’atttends au pire dans la suite. Mais en attendant, il va sans dire que, contrairement à toi, je m’identifie à ce double dont l’ombre est vitale et créatrice. Qu’en penses-tu?

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Ce gouvernement de l’ombre, et plus généralement toute discussion politique destinée à prendre des décisions et qui se tiendrait à l’abri du regard et des oreilles du peuple, témoigne d’une conviction : le peuple ne sait pas, il ne comprend pas et donc ne saurait prendre les bonnes décisions.

Partant de là, on assiste dans toutes les démocraties occidentales (et pas seulement au japon, même si, là, cela m’apparaît comme exacerbé) à des parlements que l’on qualifie très poliment de « chambre d’enregistrement ».

La pouvoir est alors un exercice pour « faire passer » des lois. On ne présente pas qu’elle est l’enjeu, ni qu’elle est l’argumentations qui motive telle où telle décision.

Avec l’ampleur de l’ « opinion publique » qui s’exprime à présent sur le web, le pouvoir considère le peuple toujours comme incapable, mais en plus il se rend compte qu’il prend de la voix. Comme un adolescent qui mu on sortant involontairement des sons de cachalot. Le pouvoir se sent trop exposé (certains d’entre eux sautent régulièrement) et favorise cette tendance de violation des principes républicains et démocrates : parlons entre-nous dans l’ombre et faisons du lieu de la parole publique un simulacre.

Le pouvoir corrompt ? Oui, certainement, comme depuis longtemps. Mais là il serait intéressant de se poser la question que pose Frédéric Worms : « A quoi tenons nous ? » Quelle est la relation qui est violée dans cette pratique politique ? Quels liens détruit-t-on dans cette exercice du pouvoir ?

Au delà des idées politiques, il y a des modalités d’exercice du pouvoir. Par exemple : je ne sais pas si Nicolas Sarkozy à des idées politiques, mais je sais que je n’apprécie pas son mode d’exercice du pouvoir. L’économie des liens qui se font et se défont dans l’exercice du pouvoir sont puissants. Le lieu du pouvoir broie.

Tu pense que le pouvoir donne le pouvoir d’être soi-même ? Mais la petite frappe devient-elle soi-même en s’initiant aux protocoles (techniques relationnelles) ?

La réponse en fin de film. Tu nous raconteras la suite 🙂

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Impression finale. Le film devient, au fil de tes analyses par ailleurs intéressantes, un simple produit d’appel pour elles. Pourquoi pas, mais ici, cela confine à la caricature. Il n’y a rien de Kagemusha dans cette analyse du pouvoir; il y a tout de cette analyse dans le film amputé de Kagemusha. Entre Shingen et son fils biologique, l’ensemble des analyses leur vont comme un gant. Mais il n’y a point d’ombre. Drôle, non? Impression finale: si cet échange, (qui m’est précieux) était un jeu de go, je pense avoir gagné. Qu’en penses-tu?

[Reply]

J’aime bien perdre contre toi Georges, mais il faut préciser que Kurosawa est peut-être le moins japonais des cinéastes japonais. Il y a par fois autant de Dostoïevski et de Shakespeare que de culture japonaise dans ses oeuvres.

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