Grand emprunt : développement du « machin numérique »
La semaine dernière, le « secrétariat d’état chargé de la prospective et de l’économie numérique » a publié une consultation publique qui s’inscrit dans le cadre du grand emprunt, décidé par le président de la république. Il s’agit d’une consultation qui s’adresse à tout le monde (on peut télécharger la consultation sur le site ministériel de la prospective), et même le simple citoyen peut y répondre.
Maintenant que l’état a annoncé qu’il souhaitait investir plusieurs milliards sur l’économie numérique, ne reste donc plus qu’à connaître les modalités de cet investissement. On sait qu’environ 75% des budgets investis par l’état le seront sous forme de prêts (remboursement avec intérêt à la clé) et 25% sous forme d’avance remboursable ou de subvention. De plus, les structures de partenariat public-privé sont de mise pour constituer des « filières industrielles » dans l’économie du numérique.
Filières industrielles, grand emprunt, partenariats public-privé, modèles d’affaire à inventer, structures juridiques et montages financier à imaginer, etc. Si certains pensaient que le grand emprunt serait simple, je crois qu’ils vont être douchés. On a à faire à ce que De Gaulle appelait un « machin » (expression qui aurait été utilisé en septembre 1960 à propos de l’ONU), un « machin numérique » en l’occurrence.
En lui-même, le texte de la consultation véhicule une vision très libérale de l’économie numérique dans laquelle l’état est souvent présenté comme un « investisseur avisé » qui fera ses choix en ayant un regard attentif au retour sur investissement des modèles d’affaires que proposeront les consortiums qui co-investiront avec le secteur public dans ces nouvelles filières économiques. Il n’y est peu question d’économie politique et il n’y a que de lacunaires allusions à la politique culturelle, même quand il s’agit de sujets comme la numérisation du patrimoine. Par voie de conséquence, à chaque fois que le terme de « valorisation » est utilisé, je l’ai surtout compris dans le sens de « valorisation financière ».
En ce qui concerne le volet numérisation du patrimoine, quand on n’a aucune idée du modèle d’affaire et qu’on ignore tout de l’économie politique, on s’empresse de croire que c’est la publicité qui financera l’affaire. C’est ce que j’ai pu constater dans les discussions que j’ai pu avoir avec les organisations privés qui essayent de se positionner sur le sujet.
Du coup, contrairement au document de la consultation, je m’inquiète de la question du « public » qui sera un des destinataires de ce patrimoine numérique. En effet, selon la politique culturelle que l’on mène, les publics ne seront pas les mêmes. Et on sait que, dans le cas des musées, on assiste à un devenir touriste et consommateur du public des musés. Figure qui n’est pas du tout celle de l’amateur comme courroie de transmission vers une économie de la contribution. On a ainsi la sensation que l’économie numérique dans laquelle l’état souhaite faire des investissements est fortement marqué par une vision consumériste de la question.
En conséquence, les logiques financières qui vont être proposées dans les prochains mois vont immanquablement proposer des « business plans » avec des indicateurs et des méthodes d’évaluation financiers très restreints. La question des externalités, ou encore le développement des capabilités pour rejoindre les thèses d’Amartya Sen, de même que l’opportunité de mettre en place des méthodologies d’évaluation inspirées des travaux d’Esther Duflo, etc. Tout cela a fort peu de chance d’avoir droit au chapitre.
Plus nous avançons, plus le dossier se complexifie. Plus personne ne sait sur quel pied danser et chacun se demande s’il a bien compris la règle du jeu. Au final, nous sommes tous comme des poules devant une paire de ciseaux face à ce machin numérique. Seul ceux qui avaient une stratégie industrielle pré-existante dans leurs cartons ont à présent la possibilité d’avancer sur le sujet car ils ne posent pas de questions métaphysiques : ils déroulent leurs plans initiaux dans le cadre du grand emprunt.
Ma crainte est que, dans cette configuration, ce soit les versants « économie politique » et « politique culturelle » (ce qu’Ars Industrialis désigne par l’expression « politique industrielle des technologies de l’esprit ») qui passent à la trappe, avec une forme de privatisation de l’accès au patrimoine numérique. On pourra bien répondre qu’il y a un cahier des charges à respecter et que les institutions en charge des différents fonds patrimoniaux seront toujours en mesure de mener leur politique culturelle : mais ont a déjà connu situation légèrement similaire avec la privatisation de TF1. Le groupe Bouygues devait certes respecter un cahier des charges, mais il a subi sérieuses et nombreuses entorses, jusqu’au jour où Le Lay a lâché le morceau en avouant que le métier de TF1 était de vendre du temps de cerveau disponible.
Mais enfin, la démarche ne fait que commencer, et il ne faut pas préjuger de son succès. Espérons juste que les différentes parties prenantes ne vont pas se décourager.
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