La passion patrimoniale

Pourquoi cette passion pour le patrimoine ? Que signifie-t-elle ?

François Noudelmann, dans la présentation de l’émission « Les Vendredis de la Philosophie » du 6 Avril dernier, écrivait :

« Depuis les années 80, les sociétés occidentales ont modifié leur rapport au temps : alors que le XXe siècle avait misé sur l’avenir, multipliant les utopies artistiques et politiques, il a fini sur une commémoration du passé. Le mémorial l’emporte désormais, comme si l’héritage précaire des civilisations nécessitait une protection permanente. S’agit-il d’un âge de raison ou bien la survalorisation du passé témoigne-t-elle d’une névrose collective?
Car la passion patrimoniale ne se contente plus de conserver le passé, elle répertorie aussi le présent pour le constituer en réserve muséale. Du coup, tout se transforme en patrimoine : les objets les plus ordinaires, les paysages naturels, les activités immatérielles, les gènes de l’humanité… »

Il est étonnant, à l’écoute de l’émission, que la pertinence des questions de François Noudelmann n’ait pas d’écho dans les propos de ses interlocuteurs, qui restent parfois prisonniers du « pitch » de leur dernier livre, ou de leur thématique spécialisée de recherche.

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La démarche patrimoniale est la reconnaissance, choisie, d’une trace.

Une attention plus grande au patrimoine est pour moi le signe d’une évolution technologique. Il y a ainsi une mise en scène du patrimoine (cf. la notion de scénographie muséale : la muséographie ). De fait, ce qui développe la tendance de partimonialisation est à comprendre à partir des conditions d’accès technologiques à ce patrimoine. C’est avec les projecteurs technologiques que le patrimoine est éclairé. D’où cette patrimonialisation galopante.

Les supports de mémoire, les hypomnemata, changent. Donc l’accès à notre passé, sa présentation, nous occupe et nous préoccupe. On réinscrit et on ré-encode notre mémoire. Et dans le même geste, on projette notre avenir. Car il faut reconnaître que notre époque, tout en patrimonialisant, produit également de nombreuses conjectures et prévisions sur ce que sera le futur.

J’y vois l’indication d’une ré-invention de l’homme, de sa définition, de ses capacités, ainsi que d’une ré-appropriation des idées maîtresses que sont le beau, le vrai et le juste. : l’art est en chantier, le vrai en mutation, et le juste en ébullition.

La névrose collective évoquée par le texte d’introduction est le mot juste, car « névrose » indique bien des troubles affectifs et émotionnels. Le beau, le vrai et le juste sont troubles et nous en sommes affectés, car ce sont les lieux où nous consistons. Et lorsque ces symboles se troublent, c’est l’individuation collective qui entre en crise. Il y a une désagrégation du vivre ensemble, de l’amour, et de la philia, sans lesquels l’individuation psychique ne peut s’exercer efficacement.

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Au centre de la tendance « patrimonialisante » : le catalogue. Terme dont l’origine grec désigne l’inscription, l’ordre et l’arrangement. La catalogue est l’indice de toute cette ébullition.

Mais ce qu’il y a de plus surprenant, c’est l’effort notable qui est fait par chacun pour s’inscrire soit-même dans un catalogue. Je veux dire par là que nous nous réfléchissons presque en temps réel. On s’enregistre nous-même, nous auto-portraitisant dans nos photos, nos video et nos blogs. On multiplie volontairement nos traces pour nous voir à travers elles, tel un skieur qui se retourne pour regarder sa trace inscrite dans la neige poudreuse.

En se cataloguant, chacun tente de s’individualiser, et au regard de tous. Aussi l’explosion des blogs s’inscrit dans cette passion patrimoniale, tout comme les bibliothèques numériques, mais aussi comme les catalogues de vente en ligne.

A présent, chacun tente d’imaginer la convergence de ces tendances. Pour moi, et en attendant d’y revenir, cela s’appelle la lifelog.

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