A propos de la rétention

C’est dans La technique et le temps (3 tomes, ed. Galilée) que Bernard Stiegler élabore le concept de rétention, notamment celui de rétention tertiaire. Il y a en effet trois types de rétention ; les rétentions primaires, secondaires et tertiaires.


Ces rétentions sont mieux comprises si l’on prend pour exemple un objet temporel, et Bernard Stiegler reprend l’exemple de Husserl, à savoir la celui de la mélodie.
Quand on écoute une mélodie, la rétention primaire est celle qui retient la note entendu pour la lier à celle qui précède. Si il n’y avait pas cette rétention primaire, nous n’entendrions pas de mélodie, mais simplement une succession de note sans rapport entres elles (c’est un peu comme la mémoire du poisson rouge dans le sketch de Jean-Marie Bigard).

Maintenant, considérez la situation suivante : vous entendez une musique que vous avez écouté plusieurs fois. C’est toujours le même disque, mais vous appréciez cette musique toujours un peu plus, et en même temps différemment, à chaque écoute. Cette différence dans l’écoute est précisément la rétention secondaire. C’est également elle qui vous fait apprécier une chanson médiocre parce qu’elle vous rappelle d’agréables souvenirs de vacances. Ces rétentions secondaires sont celles qui interprètent et modifient les rétentions primaires, c’est la raison pour laquelle nous n’entendons jamais exactement les mêmes choses (cf la note Entre vous et moi).

La rétention tertiaire, dans l’exemple que je viens de prendre, c’est le disque lui-même. Le disque en ce sens qu’il est un support de mémoire, et le fruit d’une technique (aujourd’hui on parle plus facilement de technologie). Tout objet produit par l’homme est une rétention tertiaire. Les rétentions tertiaires sont le milieu dans lequel interagissent les rétentions primaires et secondaires. Ces rétentions tertiaires, Bernard Stiegler les appelle aussi epiphylogénétiques, car elles constituent un système de supports de mémoire externe à notre propre corps, et grâce auquel nous nous transmettons une mémoire de générations en générations.

***

Sur internet et notamment avec les blogs, voyons comment cette économie entre les différentes rétentions fonctionne :
J’écris une nouvelle note. Pour celui qui la lit, elle va modifier ses rétentions secondaires, il ne verra plus certaines certaines choses de la même manière, et il sera plus facile pour lui de trouver du sens lorsqu’il lira d’autres de mes notes. S’il s’abonne à mon fil RSS, il me connaîtra beaucoup mieux et appréciera mes notes autrement qu’un nouvel arrivant qui découvre mon blog pour la première fois. Ce blog est une rétention tertiaire, il est un support de mémoire. Voilà pourquoi dans son sous-titre il est écrit : « Hypomnemata : supports de mémoire ».

De Google à Flickr, tous les grands acteurs du web veulent être LA rétention tertiaire de nos rétentions secondaires. Car les rétentions tertiaires constituent le milieu dans lequel nos rétentions secondaires opèrent une sélection de nos rétentions primaires. L’index de Google nous indique, tel un index, ce qu’il faut retenir en priorité, et où notre attention doit se porter.
Il est donc évident que l’enjeu de la gigantomachie actuelle est le contrôle de nos rétentions secondaires, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Patrick Le-Lay affirmait que son métier c’est de vendre du temps de cerveau disponible, c’est à dire de l’attention, à Coca Cola.

Il y aura autant de compréhensions de cette note que de lecteurs. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose d’arriver à communiquer de manière univoque ?

21 Fév 2007, 10:17
by Alain Riffart

reply

J’admire Bernard Stiegler comme on admire ce qui vous dépasse, des pensées qui expriment des analyses qu’on ne saurait reformuler soi-même, face auxquelles on se sent réduit au psittacisme. Merci donc pour cette reformulation claire qui rend plus abordable la notion de rétention.

Je ne suis qu’un humble «militant» du logiciel libre auquel j’accorde sans doute une importance exagérée, au point d’en faire un problème politique primordial. Certes, on peut penser comme vous l’écrivez que « De Google à Flickr, tous les grands acteurs du web veulent être LA rétention tertiaire de nos rétentions secondaires. », mais au-delà de la réalité perceptible de ces rétentions tertiiares, on trouve le support qu’est le codage informatique qui reste caché et dont on ne perçoit que la mise en œuvre à travers l’exécution d’un programme par des systèmes informatiques. Montrez-moi le code et je me dégagerai (peut-être) de la fonctionnalité univoque qu’il met en œuvre en la reconstruisant après l’avoir déconstruite.

[Reply]

Je crois volontiers comme vous que la question du logiciel libre est une question politique primordiale.
Ainsi, dans ce que vous dites, vous mettez le doigt sur une tendance des codes propriétaires à prolétariser (au sens premier de dépossession de connaissance ). Quand j’ai un problème avec un loigiciel propriétaire j’appelle l’éditeur et j’attends, si le code est libre je peux chercher et résoudre moi-même la difficulté.
Quand on raisonne à moyen ou long terme, le logiciel libre a beaucoup de vertus, mais à court et très court terme, c’est le code propriétaire qui s’impose souvent.
Peut être seriez-vous d’accord pour dire que le libre est un investissment là où le code propriétaire est un placement ?

[Reply]

[…] me semble que Stiegler à déjà répondu à cette question lorsqu’il a posé les trois rétentions. Ainsi, dans la pensée pharmacologique, l’effort que nous avons souligné précédemment, […]

[…] aux rétentions tertiaires, j’en ai déjà parlé dans la note A propos de la rétention. Précisons tout de même que le terme de rétention s’inscrit dans reprise du vocabulaire […]

[…] …afin d’éviter quelques écueils, en particulier, pour revenir à la tentation d’externaliser la responsabilité, par le recours à des entreprises dont le discours parfois anxiogène joue sur notre système de rétention… […]

 

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