La conteneurisation du monde
Voici l’affiche du film « Sur les Quais » d’Elia Kazan, 1954 :
On est bien sur les quais : la chaîne, le bateau, les dockers, mais il n’y a pas de marchandises et aucun conteneur ! Un port contemporain ressemble plutôt à cela :
Un processus important de la mondialisation concerne la conteneurisation du transport maritime qui devient effective à la fin des années 60 (après la vision du port et des dockers d’Elia Kazan en 1954).
Marc Levinson, économiste américain, a consacré en 2007 un ouvrage à l’histoire de la conteneurisation dans « The Box », après s’être étonné du désintérêt, dans les débats d’économie industrielle, de la question du conteneur.
« Curieusement, écrit-il, le conteneur a été négligé. Il n’a ni moteur, ni roues, ni voiles : il ne fascine donc pas ceux qui sont captivés par les bateaux, les trains et les avions, ou par les marins et les pilotes. Il lui manque un certain panache pour attirer l’attention des férus d’innovations technologiques. De plus, tant de forces ont concouru à modifier la géographie économique depuis le milieu du XXe siècle que le conteneur est facilement oublié. Ainsi, un demi-siècle après son apparition, il n’existe toujours aucune histoire générale du conteneur . »
Le conteneur est la pierre angulaire d’un système hautement automatisé permettant de transporter des marchandises d’un bout à l’autre du globe, à moindre coût et sans risque. Le conteneur à allégé les factures de transport (puisqu’on peut constater une diminution jusqu’à plus de 90% des frais de transport, à un point qu’aujourd’hui les coûts de transports maritimes peuvent être considérés comme négligeables), il a aussi permis de gagner du temps en automatisant le travail et provoquant la disparition des dockers, tels que les représentait le film « Sur les Quais ».
La révolution économique de la mondialisation, dont on parle beaucoup, n’est effective qu’avec la généralisation du conteneur sur toute chaîne de transport, du bateau au camion en passant par le chemin de fer et l’équipement des ports.
C’est aussi sous l’effet de la conteneurisation qu’à partir des années 70 les entreprises ont commencé à abandonner les logiques d’intégration pour des logiques de désintégration avec une part importante de relocalisation de la production. C’est aussi à partir de ce moment que la financiarisation de l’industrie mondiale va commencer à se développer.
Si, avant les années 1980, « logistique » était un terme militaire, dès 1985, le management logistique (c’est-à-dire le travail consistant à planifier la production, le stockage, le transport et la livraison) devient une tâche courante et critique.
C’est via le conteneur que l’on passe du fordisme au toyotisme avec le Lean Manufacturing avec son zéro stock et le juste à temps.
Le tour de force du conteneur c’est de tendre à faire disparaître stocks tout en globalisant la production.
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J’ai déjà fait la distinction entre les technologies de Transport et les technologies Transfert, en rappelant tout d’abord que les distinguer n’est pas les opposer, et cela d’autant plus qu’aucun réseau de transfert n’existe s’il ne s’appuie pas lui-même sur un réseau de transport. Par exemple, le web est une technologie de transfert de data au dessus des réseaux de transport des opérateurs telecom.
Si, comme on l’a vu avec la généralisation du conteneur, la tendance majeure dans l’industrie du transport est de diminuer au maximum les stocks et les files d’attentes, dans les industries qui transfèrent des data, on ne peut que constater une évolution exponentielle des stocks qui mènent aux fameuses big data, précisément grâce à la capacité des technologies de transfert d’opérer mais aussi de collecter à distance (posant du même coup un dilemme concernant la fiscalité qui ne peut s’appliquer qu’avec l’existence d’un établissement stable sur le territoire).
Ainsi le web, comme milieu de transfert, a produit des plateformes qui concentrent dans les infrastructures d’une organisation, la puissance de calcul et le stockage des Data.
D’une manière générale, les institutions et les entreprises qui opèrent dans le transfert digital ont un rôle de médiation et d’intermédiaire : elles s’imposent dans une logique économique centripète qui tend à centraliser les transactions.
Si le milieu technologique est lui-même décentralisé, comme peuvent l’être internet ou le web, force est de constater que cela n’empêche absolument pas la concentration des plateformes qui se manifeste avec force dans la concentration des Data.
Or il se trouve que, dans le « cloud » – là où s’écrivent les transferts de données – un logiciel bénéficie d’une adoption fulgurante. Son nom, je vous le donne en mille : Docker. Nous voilà revenus dans le champs sémantique du transport Maritime.
Docker est un conteneur digital qui permet de déplacer des applications entre les différentes plateformes des géants du web devenues des Ports de la mondialisation Digitale.
C’est peut-être influencé par l’ouvrage de Marc Levinson sur l’histoire des conteneurs que Solomon Hykes a fondé Docker dans la perspective non pas de contourner les géants du web, mais de faire en sorte qu’il puisse y avoir une interopérabilité et une portabilité des applications et des Data entre différentes plateformes.
Docker est le conteneur du transfert digital. Aujourd’hui Google, Amazon, IBM, et Microsoft, pour ne citer que les noms les plus connus du Cloud Computing, sont compatibles avec ce nouveau conteneur digital.
Docker est une réponse pour diminuer notre dépendance aux silos du digital, mais en même temps une technologie qui, tout à l’image des conteneurs du transport maritime, renforce et légitime la puissance des Digital Harbors.
(merci à Mehdi Medjaoui qui a attiré mon attention sur livre de Levinson)
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