A propos de « La fabrique de l’homme endetté », de Maurizio Lazzarato

Avec La Fabrique de l’homme endetté, Maurizio Lazzarato cherche à qualifier le lieu le plus opportun à partir duquel la lutte des classes se joue et s’articule de la manière la plus actuelle.

La superbe illustration de couverture est de C. K. Wilde

A partir du texte Nietzschéen de la deuxième dissertation de la Généalogie de la Morale, Lazzarato caractérise l’épopée humaine depuis la diffusion du christianisme comme étant celle de la fabrique de l’homme endetté. Il faut, nous dit-il, oublier les oppositions patron/ouvrier, maître/esclave, capitalisme financier/capitalisme industriel, etc. et ouvrir les yeux sur les mécanismes de domination qui s’exercent actuellement de manière débridée.

L’exercice est très intéressant et l’argumentaire qui articule Nietzsche – Foucault – Deleuze – Guattari est très séduisant dans la manière dont il décrit le processus par lequel nous avons intériorisé le fait d’être endettés et toujours redevable.

Sans renier l’intérêt et le mérite de ce petit texte limpide et stimulant (c’était déjà le cas avec « Le Gouvernement des inégalités », à propos duquel j’avais fait une note), je ferai toutefois les remarques ci-après.

Tout d’abord je n’enlèverai pour ainsi dire rien à ce qui est écrit.

Deux choses me gênent cependant, comme des manques ou une forme de partialité qui émergent à la lecture du texte. D’abord une forme de procès à charge contre toutes les figures de la dette ; la dette « c’est très mal », c’est un instrument de domination redoutable inventé par les créanciers. Mais à trop vouloir coller à sa thèse, on ressent une forme d’injustice à l’encontre de la dette. S’endetter, n’est-ce pas aussi un moyen efficace pour investir ?

Trop occupé à démasquer les affres de la dette, Lazzarato ne prend pas la peine de souligner qu’il peut y avoir de bonnes dettes. Il ne précise également pas qu’une dette ne devient un vrai problème que quand celui qui la contracte n’a plus de crédit. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour les dettes souveraines européennes : le phénomène de la dette ne devient un problème que lorsque qu’on ne fait plus crédit à un pays et à son gouvernement.

Si le discours sur « la Fabrique de l’homme endetté » est pertinent, il atteint ses limites en ne s’avançant pas plus dans l’analyse pharmacologique de la dette, faute de ne pas avoir souligné l’ambivalence de la dette (qui peut, je le rappelle, être bonne et positive) : le bébé est ainsi jeté avec l’eau du bain.

Ensuite vient la question de la « lutte des classes ». Comment nier qu’une telle lutte des classes existe lorsque même l’homme d’affaire américain Warren Buffet affirme que :

« Il y a une lutte des classes aux Etats-Unis, bien sûr, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous gagnons. »

Je reste toutefois méfiant sur le concept de « lutte des classes », un vrai concept savonnette : il semble facile à appréhender mais vous glisse systématiquement entre les doigts. Méfiant, également, parce que c’est un concept d’opposition (et non de composition) et ne peut déboucher que sur ce qu’il contient en germe : le conflit, la lutte et la mise à jour d’oppositions irréductibles (c’est eux ou c’est nous).

En faisant uniquement une pharmacologie négative de la dette, le geste de Lazzarato n’arrive à produire qu’une injonction à la lutte sans aucune autre alternative qui motive.

Je me pose donc la question suivante : en se battant « contre » ne fait-on pas le jeu d’une situation d’opposition que l’on dénonce par ailleurs puisque tout système de domination est un système d’opposition ? N’est-il pas temps de se battre « pour » ? Par exemple pour une économie de la contribution ?

Ce qui m’amène à remarquer que le problème de « la-gauche-qui-veut-entrer-en-lutte », c’est son adhésion aveugle au primat des logiques d’opposition et sa mécompréhension corollaire des logiques de composition. C’est que les logiques de composition sont trop souvent, et à tort, assimilées à des logiques de compromission. Or cette équivoque freine systématiquement le caractère opératoire des concepts mis à avant, comme ici le concept d’homme endetté.

Quoiqu’il en soit, « La fabrique de l’homme endetté » est assurément un livre à lire, il contient par ailleurs quelques charges bienvenues sur le capitalisme cognitif et son « économie de la connaissance ».

Serez-vous d’accord avec moi pour dire que le fondement du système capitaliste est l’opposition entre propriétaires/décideurs et exécutants à des fins profitables (plus pour les premiers que les seconds ). Composition ou compromission ne peuvent rien changer à cette dialectique sous peine de la révolutionner ?

[Reply]

Je ne sais pas trop ce que c’est que le capitalisme, mais j’ai tendance à le voir d’abord comme une ingénierie financière, y compris dans ses premières apparitions à la fin du moyen-age

[Reply]

L’ingénierie financière n’est, à mon avis, qu’une partie du système économique capitaliste. Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il faut s’entendre sur une définition commune des termes avant de pouvoir contribuer à une critique fructueuse. La définition classique du capitalisme est celle d’un régime économique et social dans lequel les capitaux, sources de revenu, n’appartiennent pas, en règle générale, à ceux qui les mettent en œuvre par leur propre travail. Une dichotomie très claire qui infantilise la plus grande partie de la population et minore d’autant son énergie. Cette hiérarchisation des individualités est-elle acceptable ? Une économie de la contribution semble une être une piste très intéressante. Mais on constate qu’elle est tendance à se développer à la marge, en dehors du système capitaliste ?

[Reply]

« Une économie de la contribution semble une être une piste très intéressante. Mais on constate qu’elle est tendance à se développer à la marge, en dehors du système capitaliste ? »

Oui, certainement, mais l’économie du logiciel libre (qui est la forme la plus manifeste d’une économie de la contribution) n’est plus pour moi à la marge : c’est elle qui fait tourner les industries du numérique en réseau.

De plus, le logiciel libre n’est pas forcément synonyme de régime politique démocratique : on y voit plus des aristocratie ou des tyrannies que des démocratie. Donc l’économie de la contribution n’est pas un régime politique : elle peut exister dans différents régimes.

Ensuite, qu’elle se développe « à la marge » est certain ; l’enjeu est qu’elle devienne non plus minoritaire mais majoritaire, par exemple en étant portée une politique industrielle.

[Reply]

Je vous ai « rencontré » en 2009 par l’intermédiaire de vos travaux avec Bernard Stiegler et Alain Giffard. Libraire, je vis actuellement une mutation rapide du monde du livre. Conscient du devenir incertain de ma profession et du manque de clairvoyance des libraires en ce qui concerne les technologies numériques, j’ai repris des études d’informatique et découvert le code, la programmation et les logiciels libres. Les perspectives qu’offre le numérique en ce qui concerne la création et la diffusion de la littérature et du savoir sont très stimulantes. Des initiatives éditoriales telles que l’aventure lancée par François Bon et sa coopérative Publie.net remettent fondamentalement en cause l’ancien système de production et de diffusion du livre.

[Reply]

Bonjour,

Assimilé Lutte des classes à une opposition irréductible me semble réducteur. Nous ne sommes pas obligés de poser que c’est eux, le 1%, ou nous, les 99%. Ne s’agit-il pas au contraire de réaliser une double composition : composer la notion de lutte avec celle de composition afin de faire composer le 1% avec les 99% ; c’est-à-dire eux et nous de telle sorte que le deal c’est que le nous se substitue aux eux. Après libre à eux de rallier le nous !

Refuser l’idée d’une confrontation est certainement aussi démobilisateur que de ne voir dans celle-ci qu’une volonté d’annihiler l’adversaire.

Par ailleurs, l’absence de propositions alternatives dûment estampillées et avérées rassemblées en un projet livré clés en main n’est pas en soi un argument disqualifiant du versant affrontement sous-jacent à la notion de lutte des classes qui est une réalité indéniable ! Il est là encore démobilisateur des énergies d’assimiler l’engagement contre à une reconduction systématique de la logique d’opposition. le contre peut très bien être le prémice du pour. Comme si le Pour pouvait naître de la rencontre des contres. car si l’on est contre un état de fait c’est qu’on aspire à autre chose. même si l’on ne distingue pas clairement ce dont il s’agit. Mais l’observateur non averti pourrait-il distinguer dans la phase chrisalyde de la mutation de la chenille autre chose qu’un corps en voie de destructuration et donc de décomposition ?

Ce qui m’amène à dire que l’énergie à l’origine de l’indignation elle-même source de résistance ne doit pas être disqualifiée mais être considérée comme un point de départ ; une pâte malléable, une matrice pour construire un autre monde selon la méthode essais-erreurs-corrections.

Aussi, quand l’opposition semble stérile, vouée à l’immobilisme voire à l’extinction par épuisement, il convient davantage selon moi de l’encourager en l’accompagnant, en s’inscrivant dans sa dynamique porteuse, en surfant sur la vague de transformation en puissance qui la porte et en émerge, tel le phénomène d’un tsunami où la vague est d’abord sous-marine avant de s’échouer sur les rivages de la civilisation.

Autrement dit, ce n’est pas Hessel ou Stiegler, pour faire schématique, mais Hessel + Stiegler. Ce n’est pas Lazzaratto ou Fauré mais Lazzaratto + Fauré. Autrement dit, passer du OU exclusif sur le mode duquel est construit ce billet au ET inclusif, composant, qu’il appelle, à juste titre de ses voeux …

Puisse 2012 nous faire progresser sur cette voie où la composition parvient à intégrer, à faire son carburant des énergies du refus qui parcourent notre monde quand celles-ci sont autant de manifestations du désir de construire un monde inclusif agencé selon un mode opératoire observant les principes et exprimant les vertus de la composition !

Par ailleurs la notion d’investissement mériterait certainement que lui soit consacrée une réflexion à part entière. Au cours de celle-ci, serait posée la question de savoir si les liens entre investissement et endettement sont consubstantiels et donc indéfectibles, immuables, ou bien si un investissement émancipé de la dette est concevable. Mais déjà, qu’est-ce qu’implique consubstantiellement d’un point de vue anthropologique le fait de lier investissement et dette sachant que toute dette indépendamment du crédit de son porteur, est une aliénation de soi comme « être entretenant nécessairement un rapport au temps » !

Ce n’est pas parce que toute notion est pharmacologique que les inconvénients ne l’emportent pas au final à un instant T sur les avantages. Parmi ces inconvénients il peut y avoir le fait précisément qu’en certaines circonstances, nul ne peut garantir la capacité d’une pharmacologie à prémunir assurément contre les méfaits de certains inconvénients. Par exemple le cas des centrales nucléaires. Et dans ce cas la sagesse ne consiste-t-elle pas à renoncer à recourir à tel ou tel pharmakon ? Quand bien même cela implique de se priver d’un gisement de bienfaits !

Ce genre de questionnement ne devrait pas être tabou selon moi dans notre société où toute innovation technologique est regardée comme sacro-sainte et doit toujours finir par advenir au nom du supplément de bien-être et/ou d’existence qu’elle est réputée apporter aux populations alibi. Considérer ces choses sous l’angle du pharmakon ne doit pas dispenser d’inclure la possibilité du renoncement dans la problématisation. Savoir renoncer, à titre provisoire à tout le moins, ne serait-il pas en fait un signe de bonne santé psychique pour une société lancée à toute allure dans une fuite en avant impulsée, propulsée par le déchainement des dispositions à l’hubris ?

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plutôt d’accord avec vos remarques cher Pascal, y compris sur le cas des centrales nucléaires.

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Assez d’accord avec vous dans l’ensemble mais je ne comprends pas le tour de passe du début. Vous croyez réellement à une sorte de composition/dépassement/synthèse/troisième voie ?
Une logique de composition est-elle compatible avec un des fondements du capitalisme tel que la propriété privée ? Ce système fonctionne essentiellement par l’exclusion, non ?

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Ah, ce n’est pas évident.

La thématique de composition relève d’abord du mode de « pensée ». On doit à Derrida ceci : que la métaphysique (avec une connotation désuète ou péjorative) pense par opposition (l’être/le non-être, le bien/le mal, le vrai/le faux, le pair/l’impair, etc.) et finalement n’arrive pas à s’en sortir ; chaque philosophe de la tradition s’essayant à articuler ou à dépasser ce schéma binaire sans vraiment y parvenir, comme prisonnier de ses prémices.

Il faut donc penser par composition et éviter de sombrer dans le dualisme de la pensée par opposition, symptôme du discours de la tradition métaphysique.

Voilà pourquoi j’en reviens toujours à rappeler la nécessité de penser par composition plutôt que par opposition.

Maintenant votre question : « est-ce que la logique de composition est compatible avec un des fondement du capitalisme tel que la propriété privée ? Ce système fonctionne essentiellement par l’exclusion, non ?  »

Certainement, et le terme d’ « exclusion » que vous utilisez est fort judicieux. La propriété repose sur l’exclusion : elle introduit une exception dans le décors général qu’est la propriété publique. Ici on voit qu’on ne peut penser le public et le privé comme opposés : le public n’existe pas sans le privé et inversement.

Donc, plutôt que de sa battre frontalement entre les zélateurs du privé et les défenseurs du public, composons le privé et le public (c’est aussi cela une démarche pharmacologique que de trouver des « dosages » et des « équilibres » à cette composition). C’est n’est pas une attitude qui consiste à tout relativiser mais bien au contraire de comprendre les logiques d’ambivalence et d’inter-dépendance de ce qu’on nous présente comme « opposé ».
En tout cas ce n’est pas de tout repos parce que les « opposants » n’aiment pas les compositions qu’ils comprennent comme des compromissions, du coup les deux camps sont quand même d’accord pour vous voir comme un « nuisant ». C’est que les logiques d’oppositions conduisent à des corporatismes qui vivent et prospèrent dans ces logiques d’oppositions : le MEDEF s’entend très bien avec la CGT. Quand on leur dit qu’ils sont les mêmes, les deux faces d’une même pièce, ils deviennent fous furieux.

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Je vous suis reconnaissant de prendre le temps de m’expliquer cette notion de composition telle que vous l’entendez ainsi que par extension celle de pharmacologie. Au travers de mes lectures liées à Ars Industrialis, ce concept m’était connu mais restait un peu vague. Merci pour votre clarté.

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La thèse de Lazzarato ne s’en tient pas à une vision économique du capital, en insistant sur les relations de pouvoir qui le caractérise.
Je signale par ailleurs que le pdf de son livre est accessible sur internet.

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Je viens de lire votre explication des compositions et ne peux m’empêcher de le rapprocher en souriant (mais pourquoi pas tenter d’appliquer le modèle aux comportements politiques) de la thèse de Jean-Michel Oughourian décrite dans « Notre troisième cerveau » (Albin Michel 2013)… situation d’un désir (comme énergie motrice) mimétique de, soit un modèle, soit un rival ou carrément un obstacle. La composition pourrait faire partie d’une adaptation équilibrée et acceptée d’un modèle. Oui, mais lequel ?
La thèse psychologique d’Oughourian est séduisante. Une belle « expérience de pensée » qui tord un peu le cou à la pensée binaire, je ne sais pas bien…, à suivre peut-être.

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Chère Mundi, je ne connaissais pas cet ouvrage. Cela ressemble à du René Girard (désir mimétique), version Neuroscience.

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« Je me pose donc la question suivante : en se battant « contre » ne fait-on pas le jeu d’une situation d’opposition que l’on dénonce par ailleurs puisque tout système de domination est un système d’opposition ? N’est-il pas temps de se battre « pour » ? Par exemple pour une économie de la contribution ? »

Vous êtes bien gentil, mais puisque vous évoquez un système de domination, vous comprendrez bien que ceux qui dominent n’en veulent pas, d’une économie de la contribution. Il faut donc créer un rapport de force et entrer en opposition pour la faire advenir, cette économie de la contribution. Essayez un peu de dire « s’il vous plait » aux malades du pouvoir qui nous gouvernent et à leur gardes chiourmes.

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