Lire sans comprendre

Ayant commencé la lecture de l’Économie libidinale de Jean François Lyotard, je suis confronté à un texte particulièrement exigeant.

Ce genre de lecture me rappelle qu’il est possible de lire sans comprendre. On comprend bien les mots, mais on ne sait pas où l’on va : la richesse sémantique des propos, la force des non-dits et l’érudition des références nous dépasse.

Pourtant, on ne se laisse pas décourager, on peut même arriver à y prendre un certain plaisir si tant est qu’à un certain moment cette patience du lecteur qui accepte d’avancer dans le brouillard se trouve récompensée avec l’apparition d’une éclaircie ou l’événement d’un éclair de compréhension. D’ailleurs, je crois beaucoup a cet aspect quantique de la compréhension, où les choses de dénouent en un déclic et l’on en oublierait presque l’importance des efforts qui ont été faits : arrivé en haut de la montagne on oublie tous les efforts de la montée pour profiter pleinement de cet instant.

Durant ces phases de lecture où la compréhension est à la traîne, on fait comme on peut, on fait avec les moyens du bord. Des mots ou des concepts non sont pas compris ? On les remplace avec ceux dont on dispose, ceux que l’on connaît et que l’on sait manipuler. On fait des hypothèses et des essais de substitution comme lorsque que l’on teste les pièces d’un puzzle. Chemin faisant on se rend compte que certaines substitutions qui avait été faites ne fonctionnent plus, qu’elles deviennent bancales, alors on les corrige, on se corrige soi-même et l’on fait évoluer ses propres représentations.

Il y a une analogie avec la situation ou l’on doit faire une recette sans avoir tous les ingrédients requis: on procède alors a des remplacements et à des substitutions pour malgré tout essayer d’arriver à obtenir quelque chose qui se tienne, qui ait du goût.

Ces livres que l’on ne comprend pas lors de la première lecture sont parfois importants. Il y a toujours eu, dans mon expérience de lecteur, des livres incompris. Pas des livres avec lesquels je ne suis pas d’accord, non,  des livres où l’on en vient à se demander si l’auteur parle la même langue que nous, a appris la même grammaire et les mêmes principes de rhétorique que nous, a le même arrière-fond culturel que nous.

Souvent, ces livres marquent. Leur lecture s’apparente à un véritable siège de place forte. On tourne autour, on mène des assauts répétés en essayant différentes embrasures dans le corps du texte. Chez moi, ces livres ont tous été marqués physiquement, que ce soit pour avoir été jeté de rage contre les murs tant ils restaient hermétiques ou parce qu’ils ont été souligné et griffonné presque à chaque phrase. Ces livres portent les stigmates des traitement qu’ils ont subi en reflet de la torture psychologique qu’ils ont provoqué en moi.

Lyotard est en effet probablement le meilleur exemple. Ça m’est arrivé il y a quelques années avec La condition postmoderne et récemment avec Discours/figure. Ce qui est embêtant, c’est qu’on sait jamais si ce qu’on comprend est ce qui a été retenu des gens qui maîtrisent Lyotard. Que faire? Dans mon cas, j’avais aussi un texte qui synthétisait qui m’a fortement aidé. Mais je n’ai pas de points de repères avec le texte original!

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Effectivement, ça laisse une drole d’impression. Probablement, en y revenant des années plus tard, on y arrive mieux, ou pas du tout. Du coup, il y a un doute quand même…

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Rançon de la construction de concepts (et du sens), inhérente à l’appropriation par le lecteur. Chercher un « sens » inscrit par l’auteur est une illusion par rapport à la recherche d’une cohérence ou d’un consensus dans l’échange avec d’autres lecteurs/interlocuteurs.

On rencontre la même expérience à la lecture de certains textes de science-fiction, dont le vocabulaire ne fait référence et sens à rien d’autre que ce qui se construit dans le texte, en fait dans la lecture qu’on en fait.

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On parlait l’autre jour de Google Book Search et de ses usages. Beaucoup de contenu accessible d’un livre « Lyotard, les déplacements philosophiques » (traduit du Danois) et publié chez De Boeck Université,avec une préface de Lyotard. Peut-être que cela pourra éclairer ta lecture.
Sinon, merci pour cet article qui décrit très précisément une expérience partagée par tous les vrais curieux. Je trouve que cela pourrait être un vrai critère du « savoir-lire » : savoir lire, c’est être capable d’entamer et de poursuivre la lecture d’un livre qu’on peine à comprendre. Savoir lire dans le noir. Ne plus avoir peur du noir..

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J’ai commandé la référence de Virginie pour m’accompagner dans mon siège, un peu comme le suggère Simon.
En tout cas, pour reprendre le terme de Claude, je laisse le bénéfice du doute à Lyotard car tous les mots clés et les penseurs de référence s’y retrouvent (marx, freud, heidegger, wittgenstein).
Enfin, l’image de la littérature de science fiction qu’évoque Alain est plaisante, même si je dois reconnaître que mes expériences de science fictions m’ont déçues : on remplace les mots cruche et montagne par « mklj » et « ùmlklkm » et le tour est joué. En tout cas je n’y ai jamais trouvé mon compte même si je sais que je n’ai pas lu les références en la matière.

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Oui, cela m’est arrivé dans un tout autre domaine, avec Les Possédés de Dostoievsky. Le roman m’a beaucoup plu, je l’ai lu deux fois, pour être finalement obligé de lire les explications pour apprendre qu’il y avait un personnage principal 🙂 Un roman extraordinaire en tous les cas.

Je suis beaucoup plus critique sur ce phénomène avec des livres d’études, de réflexions, scientifiques. Il me semble qu’il est nécessaire que l’auteur soit parfaitement clair dans ce qu’il exprime.

Cela n’empêche pas une certaine densité d’expression, richesse des sens etc, mais tout de même, au bout de la deuxième ou troisème lecture, le lecteur doit pouvoir se faire une explication par lui même, et pouvoir la confronter à d’autres.

Sinon, à mon avis, ce n’est pas vraiment un « texte exigeant » – l’auteur n’a pas rempli ce qui me parait être une des premières exigences pour une étude ou un exposé -, c’est juste autre chose.

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Au cours de ses études de psychologie, un ami était invité par un prof à lire Lacan.

Après quelques tentatives infructueuses, mon ami va voir le professeur et lui avoue son incapacité à comprenre les textes.

Réponse magnifique du prof : « Ah parce que toi tu ne lis que ce que tu comprends ? »

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En fiction, le sentiment de se perdre dans le texte est parfois (souvent) délicieux. Il donne une densité extraordinaire au propos et à l’univers mis en place et entraine loin de la simple histoire.

En réflexion, c’est assez différent. Que les concepts, références échappent c’est normal. Mais le propos global et son évolution doit être compréhensible sans cela sinon l’auteur rate son devoir et le lecteur sa lecture. Au minimum, le texte doit introduire des notions, des bouts d’idées qui résonneront bien plus tard au cours d’autres lectures.

Mais si le texte échappe à la compréhension linguistique, si il s’avère dans sa construction trop complexe ou trop flou, alors il est à réécrire.

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« Au fond, j’avais beau ne rien comprendre, je comprenais tout. C’est ainsi que les enfants lisent. Ils comprennent sans savoir qu’ils comprennent. Ils ont raison. Le lecteur doit accepter d’être dupe de ce qu’il lit, et non jouer au plus malin. » (Michel Zink, Seuls les enfants savent lire, 2009)

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