Généalogie d’un lecteur (4) : un jardin de lectures
Suite de la note Généalogie d’un lecteur (3) : car lire, c’est se soumettre à l’écriture
« Le texte que l’on appelle présent ne se déchiffre qu’en bas de page, dans la note ou les post-scriptum ».
Derrida. Freud et la scène de l’écriture, L’écriture et la différence, Éditions du Seuil. Points (1967) p. 314.
Et il faudrait même aller plus loin en disant que le texte se déchiffre non seulement à partir des appareils critiques, mais également dans une relation avec l’ensemble des oeuvres existantes, voire avec l’ensemble des livres pouvant être écrits pour saluer le travail de mise en abîme de Jorge Luis Borges dans sa nouvelle La bibliothèque de Babel.
Avoir plusieurs livres en chantier, est une forme de lecture polysynchronique : les textes se font écho tout en se superposant comme dans un chant polyphonique.
C’est notamment cela que soulignait l’intertextualtié de Julia Kristeva (qui était une manière de traduire le dialogisme de Mikhaïl Bakhtine ). Nous pourrions appeler cela une écologie relationnelle textuelle, mais aussi, plus métaphoriquement, un jardin de lectures.
Mais si quelque chose comme un “jardin de lectures” peut advenir, c’est bien qu’il y a quelque chose et quelqu’un, à savoir moi, qui tiens les rênes. Ce sont “mes” lectures.
Il n’y a pas de jardins dans la nature, dès qu’il y a jardin il y a enclos, organisation et jardinier. Le jardin de lecture n’existe et ne tient que par le travail du lecteur-jardinier.
Ce qui fait tenir le jardin, c’est donc moi ; c’est les liens que je fais entre les livres, la manière dont je les mets en résonance ; je suis l’esprit du jardin.
Je repense à Derrida, crispé et serrant les poings durant un trajet d’avion (il en avait la phobie), sa femme Marguerite lui suggère de se détendre, à quoi il répond :
“Mais est-ce que tu ne te rends pas compte que je maintiens l’avion en l’air par la force de ma seule volonté ?”
De la même manière, je fais tenir ce jardin de lecture par l’esprit. C’est par ma seule volonté que la cohérence de mon jardin de lecture perdure ; et c’est aussi pourquoi, parfois, un fil se perd et je me prends dans ma propre toile de liens jusqu’à ce que tout s’embrouille.
Tel un conducteur de char, je tiens les rênes d’un attelage dont la puissance est proportionnelle au nombre de livres en cours de lecture. Mais tout attelage a ses limites.
Parfois donc, le jardin de lecture s’effondre, presque tout disparaît ; les livres sont toujours là mais on ne voit plus la carte. Fini les trajectoires, les recoupement et les liens ; il faut tout recommencer, comme pour le château de sable emporté par la marée montante.
Pour que çà tienne le plus longtemps possible, pour que le jardin de lecture soit plus qu’un songe évanescent, il faut écrire les liens que l’on tisse entre ces oeuvres.
A suivre.
en tout cas belle analyse de soi en tant que sujet lisant.
le processus d’annotation, en tant qu’indexation, me parait absolument central.
a titre personnel je ne me souviens que de ce que j’ai annote, qu’on soit dans l’objet spatial livre ou dans l’objet temporel podcast OU de ce qui m’a heurte, suspendu, dans la relation avec cet objet, de ce avec quoi je suis rentre en collision « attentionnelle » a proprement parler. Ce qui peut etre passif, quand le fond du propos heurte, ou actif et volontaire, s’arreter volontairement pour faire du ping-pong reflexif avec le contenu integre, dialoguer avec, le com-prendre. Quoi qu’il en soit ma pratique de lecteur – ou d’auditeur – suppose toujours une forme de violence, de capture de l’attention par une mnemotechnique ou un « jeu » de l’esprit, necessaire a la memorisation et l’interiorisation.
Transindividuellement,
Pierre.
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et l’intertextualite laisse place a l’hypertextualite…
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