La mètis de Google

Tous ceux qui vont sur le web pour la première fois sont désorientés, perdus, et se demandent bien souvent à quoi cela sert, comment çà marche, comment on l’utilise, etc. Même aux plus aguerris, il arrive de se perdre dans de multiples onglets et de pages web ouvertes, ou en suivant des liens qui ne mènent nulle part.

Avec la toile de son architecture ouverte et son océan de sites et de documents, le web a les caractéristiques du Tartare de la mythologie grecque qu’Hésiode décrit comme “habité par des vents furieux, traversé par des tourbillons, lieu de la confusion totale, espace non orienté, privé de directions fixes et de repère réguliers”.

Chacun se fait son expérience et son chemin sur le web, chacun peut également produire de nouvelles ressources et de nouveaux liens, la somme de tous les liens introduisant une combinatoire quasi infinie, construisant les mailles d’un gigantesque filet dans lequel il est si facile de s’y laisser prendre.

Le bateau qui sillonne les mers voit la trace qu’il laisse sur les flots disparaître, tout comme sur le web les serveurs qui, sans états, sans mémoire et sans attente des requêtes passées, oublient les dialogues qu’ils ont avec les clients web. Cet oubli qui est au cœur de l’architecture du web est la condition de possibilité de son ouverture, tout en générant par effet de bord un mécanisme de désorientation.

Ce n’est pas un hasard si le terme de sérendipité connaît une recrudescence de son usage. Dans sa  signification française la plus courante, l’usage du terme désigne ce qui est fortuit, qui relève du hasard et de la bonne fortune. Plus précisément, le terme est aujourd’hui défini pour caractériser une démarche ou un fait qui consiste à trouver quelque chose d’intéressant et de remarquable de façon imprévue, en cherchant autre chose : Christophe Colomb découvrant l’Amérique alors qu’il cherchait à rejoindre les Indes, ou encore celui qui, cherchant un ouvrage dans les rangées de livres d’une bibliothèque, en découvre un autre. Le Web étant un lieu de perdition, il est si facile d’y trouver autre chose que ce qu’on y cherchait initialement, au risque toutefois de s’y perdre soi-même.

Rien d’étonnant donc à ce que le Web fasse l’objet de cartographies dont les continents sont les  grands sites (les plates-formes) attirant le plus d’audience et de visites, et les îles et archipels l’ensemble des sites  qui essayent d’émerger de l’indifférence et de se faire une place au soleil. Rien de surprenant donc à ce que les « navigateurs », les « ancres », le « surf » et autant de vocabulaire nautique soient utilisés dans la pratique du web.

Comme bien souvent, on peut trouver une clé d’interprétation chez les grecs anciens. Laissons-nous donc porter par Détienne et Vernant qui, avec « Les ruses de l’intelligence », ont produit un des plus beau texte des études hellénistiques grecques françaises.

Cela commence par une légende :

« Averti par le soleil que son épouse le trompe dans le lit conjugal, Héphaistos se précipite dans sa forge pour fabriquer les chaînes infrangibles, des liens que nul ne peut délier. A peine a-t-il achevé le piège qu’il en dispose une partie en cercle autour des pieds du lit, tandis qu’il suspend le reste au plafond, comme une toile d’araignée, si légère, si délicate que l’oeil même d’un dieu n’aurait pu le déceler.”

Le piège fonctionne :

“Les liens forgés par le savoir (la technè) et la haute prudence d’Héphaistos tombent sur les amants : ils ne peuvent plus bouger ni lever bras où jambes ; ils comprenaient maintenant qu’ils ne pouvaient plus fuir.”

Arès, l’amant en question, était connu pour être le plus rapide des dieux de l’olympe. Mais la ruse et les techniques d’Hépaïstos, son esprit tordu, ont eu raison de la célérité d’Arès.

Pour qualifier les liens fabriqués par Hephaistos, l’Odyssée, par la bouche d’Hermès, parle de liens « apeirones« . Dans ses commentaires Homériques, Porphyre nous dit qu’apeiron signifie non pas « innombrables », mais plutôt que ce terme désigne une puissance particulière de ces liens qui, dit-il, sont épandus de tout côtés et qui n’ont ni fin (péras) ni commencement (archè).

Le non-limité (apeiron) a une double connotation, précisent Détienne et Vernant, soit comme lien (péras), soit comme circularité, car la circularité encercle et enferme, et parce que l’anneau est ce qui est sans commencement et sans fin.

Il faut maintenant se mettre en chasse pour suivre la piste du lien (péras) car ce sont les interférences entre cheminer et lier qui vont délimiter le statut de l’apeiron, du « non-limité ». Par bonheur, Aristote nous donne une indication dans sa Rhétorique :

« Dans l’ancienne langue, dit-il, péras a la même signification que tekmar, c’est à dire signe, indice, repère ».

Comment péras (lien, chemin, trajet) peuvent-ils être liées et s’articuler au tekmar (signe, indice, repère) ?

C’est précisément dans l’espace marin, où ils exercent naturellement leur pouvoir que le repère et le trajet définissent l’action d’une intelligence tout entière tendue pour échapper à l’aporie (apeiron) d’un monde dominé par la confusion. L’apeiron c’est cette mer comme étendue abyssale, chaotique, veuve de route et que l’on ne peut traverser : espace infranchissable où tout chemin sitôt tracé s’efface et disparaît de la surface lisse des eaux qui n’est jamais deux fois la même.

Il y a ainsi dans la pensée antique un lieu semblable à l’étendue marine où le sans limite, l’apeiron, oscille entre les entraves que l’on ne peut délier et les chemins au long desquels nul ne peut cheminer : c’est donc le Tartare, lieu d’exil et de perdition, est décrit comme n’ayant pas de fond, n’offrant aucun point de repère, n’admettant aucun trajet orienté.

Dans cet analogie entre le web et le tartare de la mythologie se tisse tout un champ sémantique autour de la mètis, cette forme d’intelligence pratique qui produit les ruses de l’intelligence. Celle-là même dont doit savoir faire preuve celui qui tient le gouvernail pour guider le navire, celle-là également dont use le politique mais aussi le sophiste, tout comme le chasseur. Tous ses personnages qui se cristallisent tour à tour dans l’Odyssée sous la figure d’Ulysse le rusé.

La mètis est une capacité de renversement et de changement. Avec elle, des situations qui semblaient jouées d’avance peuvent trouver un nouveau dénouement. C’est la ruse d’Ulysse qui fait basculer la Grèce dans le camp de la victoire contre Troie, c’est celle de David qui lui permet de vaincre Goliath, celle d’Antiloque qui lui fait gagner la course de char malgré un attelage désavantageux.

Dans le monde marin, les animaux à mètis sont des pièges vivants, ainsi la torpille qui, en dépit de son apparence flasque est capable de vous foudroyer. Ou encore ce rocher qui n’en est pas un puisque c’est un poulpe dont sa technique lui permet de se confondre avec les rochers, tel un caméléon des mers. Et si, une fois démasqué, vous croyez l’attraper, c’est un jet d’encre qui vous fait perdre vos repères et votre proie.

Rien d’étonnant à ce que la mètis soit une intelligence qui s’exprime dans des situation de compétition, de guerre ou de chasse. Dans ces situations ou la science des immuables et de la vérité n’a plus prise. On est ici au cœur de l’action, du vivant et du devenir.

Comment Google, qui vient de fêter ses dix ans, a su ainsi s’imposer dans cet environnement sans repères qu’est le web ? Comment cette jeune société arrive-t-elle à faire vaciller les plus puissantes industries du 20° siècle ?

Assurément car elle su faire preuve de mètis pour tisser sa propre toile et constituer ses « pièges à données » et à utilisateurs en collant aux principes du web et de ses liens pour lier en retour les pratiques d’accès autour de l’index de son moteur de recherche. De mètis également, pour dissimuler l’ampleur de ses investissements dans les infrastructures pendant plusieurs années, multiplier les services jusqu’à donner le tournis à la concurrence. De mètis encore, pour mettre en place un business model innovant qui lui assure un revenu que ne peuvent tarir ses concurrents sans se cannibaliser eux mêmes.

Google lie et encercle, elle est partout où le web est, elle prend de vitesse et semble avoir toujours un coup d’avance tel Prométhée, personnage à mètis capable d’anticiper de qui va arriver, faculté en vertu de laquelle Zeus lui demanda de faire le partage et la répartition des facultés parmi les vivants. La polymorphie des ruses de Google ainsi que son intelligence pratique du web n’a d’égal que la multiplicité de ses services et de ses initiatives dont la multiplicité changeante, chatoyante et bariolée, nous aveugle et nous empêche toujours de voir ce qu’il y a de plus important, ce qui se passe vraiment. « A quoi joue Google ? » se demande-t-on a chaque mise en place d’un nouveau service, alimentant un flot intarissable de commentaires et de gloses dans le web participatif.

A présent Google est devenue un des principaux tekmar (repère) du web : une boussole, une étoile, un phare pour nous guider sur l’océan-web, et va même jusqu’à proposer le gouvernail de nos embarcations avec la sortie de son navigateur Chrome.

Dans la Théogonie d’Hésiode, l’Océanide Mètis ( fille d’Océan et de Thétys) était le nom de la première épouse de Zeus que le dieu des dieux s’empressa d’avaler comme pour s’approprier et faire siennes toutes les ruses de l’intelligence, afin de déjouer par avance tous les complots. En ce sens Zeus a réussi son coup car, contrairement à Ouranos son grand-père et à Cronos son père, il a stoppé le renouvellement monarchique des dieux : il est celui qui gouverne à jamais, sans succession. Si Olivier Ertzscheid a récemment comparé Google à Cronos qui dévorait ses enfants de peur d’en voir un lui succéder, c’est pourtant du côté de Zeus qu’il faut regarder en tant que divinité la plus rusée, puisant sa mètis de Mètis en son ventre. Google n’est pas la figure gloutonne de Cronos qui dévore tous ses enfants, il a plutôt la figure de Zeus qui ne dévore qu’un dieu, Mètis, pour mieux régner sur les autres.

Mètis est représentée en tout petit, sous le siège de Zeus

Mètis est représentée en tout petit, sous le siège de Zeus

En imposant son index comme le phare du Web, Google a ainsi, à l’image de Zeus avalant Mètis, avalé la ruse et l’intelligence du web. Seul Google a une telle connaissance des pratiques et des liens du web qui lui permet, en retour, de lier et d’encercler tous ceux qui montent des expéditions pour conquérir le web. Tel Zeus, il anticipe et voit venir toutes les stratégies qui pourraient porter atteinte à son règne.

Les crawlers de google ont donc fait plus que « parcourir le web », ils l’ont avalé pour s’approprier l’intelligence du web, au sens propre d’inter ligere, de « lier ensemble » : en avalant les liens du web, Google a lié le web par une de ces ruses de l’intelligence que les grecs nommaient mètis, qui seule pouvait provoquer des retournements stupéfiants.

C’est dans son hégémonie cybernétique que réside a présent le secret de la mètis de Google, mais pour combien de temps ? Jusqu’à une prochaine ruse en tout cas.

Tu as lu le libres sur les nomades de Jacques Attali et probablement mieux son libre sur les labyrinthes ?

il y expliquait déjà que le web nécessite des qualités de nomades, les chemins sont complexes, on se trompe souvent … ce qui n’est pas dans la culture actuelle.

une mixte des 2 ca doit être homère …

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J’avais « parcouru » ces deux bouquins, tout comme son dernier, mais je n’arrive pas à le lire, ces bouquins sont toujours sur des sujets qui m’intéressent mais ses livres me tombent des mains.

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Impressionnant ! Cultiver la « metis » pourrait devenir un objectif majeur pour les entreprises… Car nous vivons bel et bien dans un monde où la « science des immuables et des vérités n’a pas de prise ». Il est intéressant d’essayer, comme tu le fais dans ce billet, comme le fait aussi Olivier Ertzscheid , de percer le mystère de cette incroyable pouvoir acquis en si peu de temps par Google, au lieu de ne faire que se lamenter sur sa suprématie. Comprendre le web dans ses multiples dimensions n’est pas chose facile, et oser de tels décryptages fournit une aide précieuse à la réflexion.

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Cela m’évoque quelque chose qui revient sans arrêt dans les livres de Dantec : qu’une machine est – étymologiquement – un _piège_ (http://www.cnrtl.fr/etymologie/machine), une invention, une ruse, un artifice, quelque chose qui sert à tromper.
(de là à dire que tout progrès technique serait une tromperie, il n’y aurait qu’un pas).

La technique et ses produits, issus des cerveaux des ingénieurs, est toujours ambivalente, elle porte en elle du progrès mais également son potentiel de nuisance.

« Big G » n’échappe pas à la règle : il rend indéniablement service, mais c’est au pris d’une hégémonie contestable, et d’une intrusion publicitaire dans notre temps de cerveau disponible. La machina « Big G » est bien un piège, il ne faut pas perdre ça de vue.

Maintenant, si vous cherchez une alternative en terme de moteur de recherche et si vous voulez sauver la planète en faisant vos recherches sur le web, utilisez http://www.hooseek.com/ 🙂

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– Les machines et la technique (et par là l’ingénierie) relèvent clairement du champ de la mètis, tout comme il faut distinguer la science des arts.
– Ensuite, la mètis se prête à une double interprétation en faisant gagner celui qu’on pouvait tenir pour perdant : en ne s’imposant pas par la puissance et la force, celui qui use de mètis s’expose au jugement de déloyauté, de perfidie et de traitrise. Pour un Ulysse, combien de Claude Allègre ? 😉

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Autant que ruse et tromperie, on peut évoquer dans la métis l’ingéniosité, qui ramène au champ lexical de l’ingénierie.

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@ Virginie : merci de ton commentaire, surtout venant d’une « fille à mètis » comme toi 😉

@Alain : même remarque au masculin pour le Ulysse des formats numériques.

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[…] mètis, cette “intelligence pratique” selon des grecs dont je m’étais servi pour présenter le web et plus particulièrement Google, on connaît la figure d’Ulysse le rusé, ayant toujours un tour dans son sac pour duper et […]

[…] politiques, potiers, menuisiers, marins, chasseurs, pêcheurs. Tous pouvaient se réclamer de la métis, avant que le modèle de la connaissance élaboré par Platon ne bouscule tout cela […]

 

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