Du gouvernement des inégalités à la nécessité d’une nouvelle économie politique
je dois reconnaître que je n’ai pas saisi, pendant ce conflit des intermittents, ce qui se jouait. J’avais de la sympathie pour ce mouvement, mais une totale ignorance des enjeux qu’il posait.
Le travail de Lazzarato, dans ce petit livre qu’est Le gouvernement des inégalités, m’a permis de reconsidérer :
- la distinction entre travail et emploi ;
- la conception néolibérale du travail ;
- la question du revenu universel.
La distinction entre le travail et l’emploi.
Instruire la différence entre travail et emploi n’est pas une mince affaire. Les thématiques de l’otium et du negotium, de milieux dissociés et milieux associés, d’individuation psychique et collective, ainsi que la nécessaire critique de l’économie politique font partie des contributions éclairantes de Bernard Stiegler sur ces questions, souvent en écho aux travaux de Multitudes (Cf. le prochain ouvrage de Stiegler : Pour une nouvelle critque de l’économie politique , qui sort cette semaine)
La conception néolibérale du travail
Si l’échange renvoie à l’égalité, la concurrence renvoie, elle, à l’inégalité (p.16)
Pour pouvoir « laisser faire », il faut beaucoup intervenir (p.17)
Le gouvernement du marché fondé sur la concurrence et l’entreprise doit veiller à ce que tout le monde se trouve dans un état « d’égale inégalité » (p.21)
Or, pour maîtriser la mise en place d’un système systématiquement concurrentiel, il faut tracer chacun des individus de ce système. C’est ce que ne permettait pas le système d’indemnisation des intermittents du spectacle qui n’offrait pas de possibilité de contrôler et de maîtriser les individus pour s’assurer de la « libre concurrence » permanente de tous les individus entre eux :
La réforme est ainsi une opération de pouvoir avant d’être une opération économique. Résorber le déficit, soumettre les comptes de l’assurance chômage à la logique de l’entreprise, c’est reprendre le contrôle sur le « social », reprendre le contrôle sur les comportements des gouvernés (p.24).
introduisent, à des degrés divers, l’insécurité, l’instabilité, l’incertitude, la précarité économique et existentielle dans la vie des individus » (p.28)
Ici encore, le discours pharmacologique est là pour nous rappeler qu’il ne s’agit pas de choisir entre un collectivisme dé-responsabilisant et un individualisme forcené. Le premier modèle s’est effondré à la fin des années 80, le deuxième actuellement. Mais les deux partagent au moins un point commun : ils ont mené des politiques irresponsables en faisant le grand écart entre une idéologie et sa mise en oeuvre politique, contradictoire, comme c’est le cas du néolibéralisme, via le capitalisme financier, qui prône l’esprit d’entreprise et le risque. Or, précise Maurizo Lazzarato :
Le capitalisme financier est tout sauf « risquophile », puisque, comme on le voit avec la crise des subprimes, ce sont d’autres que les entrepreneurs (les contribuables) qui sont obligés de s’acquitter d’une dette qu’ils n’ont jamais contracté. Miracle du capitalisme. (p.55)
La question du revenu universel
Cette question n’est pas abordée explicitement par Lazzarato, mais elle en constitue cependant l’horizon, car il se dégage clairement de son exposé que la question n’est plus tant de maintenir ou de protéger le système des intermittents du spectacle que de le généraliser à une population beaucoup plus vaste. Sur cette voie, la proposition de la mise en place du revenu universel ou allocation universelle est la piste la plus sérieuse, dont voici le principe selon wikipedia :
L’allocation universelle est un revenu de base versé à tous, sans aucune obligation d’activité, et d’un montant permettant d’exister et de participer à la vie de la société. Tous les autres revenus individuels (en grande majorité les revenus du travail) se rajoutent à ce revenu minimal.
Ce revenu serait :
- inaliénable et inconditionné (contrairement au workfare conditionnant l’allocation à la recherche d’un emploi)
- cumulable avec des revenus issus du travail ;
- versé aux personnes et non au ménage, ce qui favoriserait l’autonomie de l’élément le plus faible dans le ménage, contrairement aux minima sociaux.
Sous cette forme l’allocation universelle s’inspire du dividende monétaire autrement nommé dividende social ou crédit social qui sont des mécanismes de création monétaire démocratiquement distribuée basés sur une mesure de la croissance des biens et des services, dont la contre-partie monétaire est créée et distribuée à tous les citoyens de la zone monétaire concernée.
La mise en oeuvre d’un tel changement dans notre économie politique est bien évidemment un problème massif. En effet, la question n’est pas tant de savoir si ce modèle économique est le bon ou pas, car on ne le saura jamais avant de le mettre en oeuvre. Non, ce qu’il faut c’est être capable de l’introduire et de l’inoculer après que notre conviction soit acquise. Ce qui pose d’emblée le problème de la coexistence de ce modèle avec ceux actuellement en vigueur :
- comment la bascule et le changement peuvent-ils se faire ?
- comment faire pour que la phase de transition, la phase révolutionnaire au sens strict du terme, se fasse dans les meilleures conditions, qu’elle soit préparée et anticipée, et non subie et violente ?
- faut-il le mettre en place d’abord sur certaines populations, par exemple les étudiants ?
- faut-il l’instancier au niveau des régions avant de le généraliser au niveau national ?
Quoiqu’il en soit, nous avons à faire à la nécessité d’une nouvelle critique de l’économie politique, ce champ de réflexion qui est trop longtemps resté à l’abandon.
Merci pour ton compte rendu qui me pousse encore plus à lire Lazzarato. Effectivement,la question des techniques de soi doit être creusée sous l’angle de la distinction travail/emploi. Dans le cas contraire, on resterait dans le modèle de la polarisation production/consommation, au risque de faire de la culture de soi une sorte de développement personnel plus sérieux. Ce qui me fait penser à la référence qu’Hadot fait au livre de Georges Friedmann, la Puissance et la sagesse, dans ses Exercices spirituels, livre qui a influencé le dernier Foucault. (Lien avec Spinoza, exercices spirituels, page 19).
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Tiens c’est marrant, parce qu’au niveau du revenu universel, la première question qui me venait à l’esprit n’était pas « faut-il l’instancier au niveau des régions avant de le généraliser au niveau national ? » mais plutôt un truc un plus con du genre de « Où est-ce qu’on trouve l’argent ? »
Mais je dois être complètement imbibé sans m’en rendre compte de pensée néolibérale !?
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Christian, tu donnes l’impression de ne pas connaitre André Gorz… C’était aussi le cas dans ton article « Parlez moi d’écologie ». L’excellent livre du collectif sous la direction de Christophe Fourel paru à La Découverte « André Gorz un penseur pour le XXI° siècle » donne un agréable guide de lecture. André Gorz cite et commente d’ailleurs souvent Maurizio Lazzarato dans ses derniers ouvrages.
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Bon, l’immateriel est sorti en 2003, depuis, beaucoup de choses se sont éclaircies – même par lui d’ailleurs. L’ouvrage collectif est une priorité, car les contributeurs sont des acteurs intérressants du débat d’idées actuel sur le travail et l’évolution du capitalisme. Ecologica est certainement le livre par lequel tu auras envie de commencer… L’écologie politique selon André Gorz fut une invitation merveilleuse à repenser le monde dès 1975.
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[…] L’accessibilité rentre parfaitement dans le cadre des thèses d’un Jeremy Rifkin sur la La fin du travail. Je vous invite à lire (encore et toujours) Christian Fauré et Bernard Stiegler qui développent de manière très concrète ces sujets : Du gouvernement des inégalités à la nécessité d’une nouvelle économie politique. […]
[…] (c’était déjà le cas avec « Le Gouvernement des inégalités », à propos duquel j’avais fait une note), je ferai toutefois les remarques ci-après.Tout d’abord je n’enlèverai pour ainsi dire rien […]
Intéressant autant qu’éclairant, une fois de plus!
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