Du microcosme cérébral au macrocosme social
« C’est une crise d’épilepsie ! ».
Alors qu’il se promène sur une plage touristique de la méditerranée, Lionel Naccache (Neurologue) s’exclame tout d’un coup : « C’est une crise d’épilepsie ! ».
Quel rapport peut-il bien y avoir entre un lieu comme une plage et une crise d’épilepsie ?
C’est que cette plage, aménagée pour le tourisme, ressemble à n’importe quelle autre plage de Méditerranée, d’Amérique ou d’Asie : les mêmes aménagements de plage, les mêmes restaurants et bars, les mêmes bateaux, les même animations, etc.
Le voyage immobile
Cette sensation de voyager et de pourtant se retrouver dans le même lieu est de plus en plus fréquente : quel aéroport ne ressemble pas à un autre aéroport, quel centre ville de province avec son opticien, son agence bancaire, son fast-food et sa rue piétonne ne ressemble pas à une autre ville de province, quel hôtel de Paris ne ressemble t-il pas à tant d’autres hôtels, etc. ?
On a beau se déplacer, on se retrouve dans des lieux familiers, stéréotypés, avec cette sensation de « déjà vu » : c’est l’oxymore du « voyage immobile », on se déplace pour se retrouver dans les mêmes lieux et il faut parfois faire des efforts « pour se convaincre que la carlingue d’avion ou la voiture de TGV ne nous ont pas joué un tour en nous ramenant – à notre insu – à notre point de départ.( Naccache, L’homme Réseau-nable. p. 23)
Microcosme cérébral et macrocosme social
En comparant des lieux – des topographies spatiales – avec des états du cerveau – des topographies neurologiques – , Lionel Naccache joue de cette analogie entre le microcosme cérébral et le macrocosme social dans son dernier ouvrage, L’homme Réseau-nable (Editions Odile Jacob).
Et si ? … Et si la connaissance du mode de fonctionnement du cerveau pouvait nous aider à analyser nos sociétés ? Et si les thérapies neurologiques pouvait nous aider à mieux diagnostiquer et soigner nos sociétés ?
Pour « déplier » l’analogie (comme disent les animateurs de France Culture), rappelons les caractéristiques d’une crise d’épilepsie : elle est déclenchée par une accélération des communications entre les neurones concernés et produit un régime de communication hypersynchronisées, indigent (de faible complexité) qui tend à rendre les zones ainsi interconnectées comme indifférenciées :
« l’épilepsie n’est rien d’autre qu’un mode de fonctionnement caractérisé par un excès soudain de communication entre des régions cérébrales distantes qui deviennent indistinguables les unes des autres puisqu’elles oscillent ensemble de manière indifférenciée. » (p 26)
La crise d’épilepsie efface les différences dans le régime neuronal : des zones qui avaient des singularités fortes se retrouvent comme anonymisées. Sur le plan psychologique, cela produit « un appauvrissement soudain du comportement, de la vie mentale et de la conscience de l’individu ». (p.35)
Le cerveau est un scrutin permanent (cf. le cerveau statisticien de Dehaene) qui se joue au niveau de chaque neurone : celui-ci peut être soit actif soit passif, et cet état va dépendre du nombre et de la nature des messages électrochimiques envoyés par les neurones avec lesquels il est connecté. Le neurone est comme une urne dans laquelle un décompte permanent est fait entre les messages inhibiteurs et les messages excitateurs. Selon le résultat, le neurone sera passif ou actif ; en ce sens la crise d’épilepsie ressemble à un « bourrage des urnes » ou le nombre de message excitants explose de proche en proche en surexcitant des zones entières du cerveaux.
Sous l’emprise d’une crise d’épilepsie, le réseau neuronal est comme sidéré par l’embrasement des communications neuronales, ce qui provoque chez l’individu des situations d’absence de conscience. En effet, des travaux de recherche de ces quinze dernières années ont montré que
« la conscience requiert un certain niveau de communication entre des régions cérébrales qui doivent par ailleurs être le siège d’activités à la fois riches et complexes ». (p45).
La perte de conscience est au coeur de l’analogie que Lionel Naccache tisse dans son ouvrage entre microcosme cérébral et macrocosme social. La perte de conscience de l’individu lors d’une crise d’épilepsie peut-elle être rapportée à des pertes de conscience collectives : les « convulsions de l’histoire » que furent les régimes nazis et staliniens, les crises spéculatives de 1929 ou plus récemment celle des subprimes sont elles de nature « épileptique » ?
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Je pense ici au phénomène de disparation (ne pas lire « disparition ») souligné par Simondon. Prenant pour exemple le mécanisme de la vision selon lequel chaque oeil produit une image disparate et incommensurable, la disparation est le mécanisme qui va pourtant produire une synthèse de ces deux images disparates en apportant cette troisième dimension qu’est la profondeur.
Quand le disparate est étouffé, comme quand deux régions du cerveau deviennent indifférenciées lors la crise d’épilepsie, alors il n’y a plus ce phénomène d’individuation qui produit des significations nouvelles à partir de l’hétérogène, des tensions qui se résolvent sur un autre plan et qui produisent des états de conscience : la disparition du disparate produit des états d’inconscience.
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Mais il n’y a pas que des aspects négatif dans une crise d’épilepsie : dans les signes avant coureurs, avant que les court-circuits ne deviennent pathologiques, il peut y avoir des circuit-courts qui se forment et qui sont à l’origine de ce qu’on appelle l’ « aura épileptique ». On cite souvent le témoignage d’un illustre épileptique, Dostoïevksi :
« Vous êtes tous en bonne santé mais vous ne pouvez pas vous douter du bonheur suprême ressenti par l’épileptique une seconde avant la crise.
Je ne sais pas si cette félicité correspond à des secondes, des heures, des mois, mais vous pouvez me croire sur parole, tout le bonheur que l’on reçoit en une vie je ne l’échangerais pour rien au monde contre celui-ci ».
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