Langage, parole et écriture

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Que la parole et le chant relèvent du domaine de l’audition, cela va de soi. Mais ces mêmes paroles et chants relèvent également d’un autre régime qui est celui de l’écriture et, donc, également de la vision.

La parole s’entend et se voit certes, mais alors il faut également rajouter qu’elle se sent et se touche aussi, comme avec l’écriture en braille.

Il y a un type de parole en particulier qui est la parole de celui qui lit.

Pour Saussure, les mots ne relèvent pas directement du son, et l’on se souvient de la surprise d’Augustin qui aperçu à Milan au IV° siècle, à sa grande stupéfaction, qu’Ambroise pouvait lire sans émettre aucun son :

“sa voix et sa langue se tenaient au repos”.

Plutôt qu’au registre sonore strict, le linguiste suisse associe les mots à des “images acoustiques” qui sont à ses yeux comme des traces et des empreintes que le son initial du mot a produit sur la surface de l’esprit.

Pour rendre compte de cette tendance à rattacher les mots du langage non plus aux facultés auditives mais visuelles, Walter Ong avance l’hypothèse que de telles expressions : “image acoustique” et “empreintes psychologique”, ne peuvent être prononcées que par quelqu’un qui est déjà fréquemment confronté à des textes imprimés et qui, d’une manière générale, a l’habitude de voir des mots écrits pour pouvoir en avoir une représentation imagée.

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Voici donc la question que se pose Tim Ingold au premier chapitre de sa Brève histoire des lignes : pourquoi et comment la distinction moderne entre le langage et le chant est-elle articulée autour de la trace et de l’écriture ? Comment l’écriture de la musique et l’écriture de la parole à la fois divergent et convergent ?

“En comparant le langage et la musique, on s’aperçoit que le mouvement de la signification est inverse. La lecture d’un texte est un exemple de cognition qui intériorise [taking in] les significations inscrites dans le texte ; la lecture d’un partition musicale est un exemple d’exécution [acting out] qui se conforme aux instructions inscrites sur la partition.” p. 20.

Se dégage ainsi l’idée d’une distinction entre des notations qui ne sont pas des oeuvres en soi mais qui n’existent que pour être exécutées (la partition du musicien). Ingold reprend ainsi la conclusion de Nelson Goodman :

“une partition musicale fonctionne dans une notation et définit une oeuvre … un script littéraire [texte] à la fois fonctionne dans une notation et est lui-même une oeuvre.” (Goodman, 1990, p. 249)

La partition est là pour être exécutée et la seule oeuvre qui soit réside dans l’exécution (vivante, si l’on peut dire) là ou le texte fait oeuvre à lui seul et doit être interprété : exécution d’un côté [acting out] et cognition de l’autre [taking in].

On peut donc produire une matrice des différences entre l’écriture littéraire, la partition, le dessin, et la gravure (je modifie les termes de Ingold) :

Notationnel

Non-notationnel

L’oeuvre

écriture littéraire

Dessin

L’oeuvre comme exécution

écriture de partition

Gravure / impression

Ce n’est qu’à la fin du XVIII° siècle, quand la notation musicale s’autonomise des écritures textuelles que l’oeuvre musicale peut être attribuée à une composition au préalable, car aurapavant :

“l’idée qu’une interprétation doive se conformer à des spécifications détaillées, fixées à l’avance dans la notation, n’existait tout simplement pas” Ingold, p.22

Là où je ne peux pas suivre Ingold c’est précisément quand lui-même reprend Goodman, selon lequel l’écriture littéraire serait forcément distincte de l’écriture comme “simple exécution”. Et je pense à Simondon qui reprend ce thème de l’écriture comme explicitation des savoirs et des actions (mode d’emploi, explicitation d’un savoir faire).

Ainsi, si l’on en croit Éric Havelock, les premières inscriptions avaient la qualité d’énoncés oraux retranscris, par exemple sur ce vase où l’on peut lire :  » celui qui me vole sera frappé de cécité « . la première fonction de l’écriture serait donc celle d’un enregistrement de la voix et on d’une pensée, ce qui ferait pencher pour l’interprétation selon laquelle l’écriture était d’abord faite pour être lue à haute voix.

Dans le tableau ci-après que propose Ingold, l’opposition classique entre parole et écriture est enrichie au travers de quatre dimensions : d’un côté le geste et l’inscription . De l’autre côté on a les deux dimensions correspondantes aux deux modes de perceptions que sont l’ouïe et la vision.

 

Geste

Inscription

Auditif

Parole

Dictée

Visuel

Geste manuel

Écriture

Bonjour 🙂 Je vous cite  » La première fonction de l’écriture serait donc celle d’un enregistrement de la voix et (n)on d’une pensée, ce qui ferait pencher pour l’interprétation selon laquelle l’écriture était d’abord faite pour être lue à haute voix. »

Voici ma demande d’éventuelle précision par rapport aux auteurs que vous résumer mais je n’ai pas lu ou par rapport à votre connaissance propre position, sans doute liée à l’opposition de Stiegler à Simondon, sur cet enjeu précis..

Ne peut-on pas admettre que le développement de l’écriture, au Moyen âge a pu en effet s’effectuer à haute voix avant de pouvoir devenir silencieuse.. du fait de changement techniques.. Tout en contestant l’idée que l’écriture a pu être d’abord un enregistrement de la voix.. puisque nous savons qu’en Grèce ancienne cette fonction a pu être au-contraire une révolution… dont il faudrait préciser les conditions techniques mais qui est avéré par le fait que l’écriture a pu exister avant qu’elle puisse par exemple devenir le support préalable ou voire même se substituer à des discours oraux ?

Merci à vous et pour l’intérêt de votre Site auquel je viens de m’abonner (sa newsletter)

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