Gomorra : l’économie fécale du consumérisme
Gomorra , de roberto Saviano, traînait sur mon bureau depuis plusieurs mois. Pourquoi l’avais-je acheté ?
Bien sûr tout d’abord parce que le livre avait été médiatisé au travers du film éponyme qui a reçu le grand prix du jury au festival de Cannes de 2008. Mais ce n’était pas la vraie raison qui m’avait poussé à l’acheter.
C’est que, j’avais cru comprendre que c’était peut-être un grand livre d’économie. Je ne m’étais pas trompé et je n’ai pas été déçu.
Première énigme : le titre. Que signifie Gomorra ? C’est un néologisme composé de Gomorrhe, cité biblique détruite au temps d’Abraham par une « pluie de feu » en raison des mauvaises mœurs de ceux qui y vivaient, et de Camorra, du nom de la mafia napolitaine.
Avec la Camorra on est loin des clichés de la mafia sicilienne et l’auteur nous place au coeur de la mafia contemporaine de la région napolitaine. « Au coeur », cela veut dire en nous exposant l’économie du Système, avec une majuscule car c’est le nom que les camorristes donnent à l’organisation mafieuse.
La mafia camorriste est un système économique qui n’est pas simplement une organisation occulte pour le trafic de drogue, les machines à sous ou encore l’extorsion de fonds. C’est beaucoup plus vaste.
C’est la mise en oeuvre systématique d’une économie néo-libérale portée à son paroxysme. Seul le bénéfice à court terme règne, rien d’autre, tout en découle et tout y retourne. Acheter pas cher est la case départ, revendre beaucoup plus cher la case d’arrivée. Pour le reste, et entre, tout est permis.
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Tout est affaire de logistique, d’entrepôts, de matière première et de main d’oeuvre. Tout se fait à moindre coût, c’est à dire dans des conditions de misère, d’exploitation, de délabrement et d’hygiène qui induisent des externalités négatives à tous les niveaux. Tout est consumé, jusqu’aux gigantesques décharges à ciel ouvert qui brûlent et sur lesquelles fini l’auteur dans un dernier chapitre intitulé « Terre des feux ».
C’est une économie qui se construit sur de la matière première : le tissu, les denrées, le sable et le ciment . Mais ausi avec l’homme comme huile de coude de l’engrenage, comme main d’oeuvre (italienne, africaines, maghrébine, chinoise, Europe de l’est, etc.), sans oublier les enfants, adolescents, junkies, etc.
Roberto Saviano y insiste :
« Tout vient du ciment. Aucun empire économique fondé dans le sud de l’Italie ne s’est construit sans passer par le bâtiment : marchés publics, appels d’offres, carrières, béton, ciment, mortier, briques, échafaudages, ouvriers.[…] Les entrepreneurs italiens qui gagnent viennent du béton. Ils font eux-mêmes partie du cycle du béton. Je sais qu’avant de se transformer en séducteurs de mannequins, en propriétaires de yachts, en conquérrants des marchés financiers, en magnats de la presse, avant tout çà et derrière tout çà il y a le béton, les sous-traitants, le sable, la pierre, les fourgonnettes remplies d’ouvriers qui travaillent la nuit et disparaissent au lever du jour, les échaffaudages pourris, les polices d’assurances bidons […]. On devrait changer la Constitution, écrire que la République italienne repose sur le béton et sur les entrepreneurs du bâtiment. Ce sont eux, les vrais père fondateurs. » pp. 256-259.
Cette économie a beau produire les plus beaux tailleurs blancs d’Angélina Jolie, les plus grands centres commerciaux d’Europe et les demeures touristiques les plus luxueuses, elle n’en reste pas moins une économie nauséabonde et fécale. Une économie qui se dévore elle-même en poussant sa logique jusqu’à accueillir en son sol tous les déchets toxiques, substances dangereuses et ordures. La région napolitaine est une hécatombe écologique où chaque terrain vague, chaque cavité du sol est propice à entreposer les déchets et les substances les plus dangereuses. Les déchets de l’économie et de l’industrie de la consommation que la mafia locale alimente se retrouvent ici-même :
« Les décharges publiques sont le symbole le plus immédiat de tout cycle économique. Elles entassent tout ce qui a existé, elles sont la véritable traîne de la consommation, pas seulement la trace laissée par chaque produit sur la surface du globe. Le Sud est le terminus des déchets toxiques et de tout ce qui est inutile, la lie de la production […]. Aucune autre partie du monde occidental n’a vu se déverser illégalement autant de déchets, toxiques ou non. Grâce à ce marché, les clans et leurs intermédiaires ont encaissé 44 milliards d’euros en quatre ans. » p.335
Mais comment comprendre que cette mafia accepte d’être elle-même la première exposée aux externalités négatives, à la toxicité de ses pratiques ?
« Les parrains n’ont aucun scrupule à enfouir des déchets empoisonnés dans leurs propres village, à laisser pourrir les terres qui jouxtent leurs propres villas ou domaines. La vie d’un parrain est courte et le règne d’un clan, menacé par les règlements de comptes, les arrestations et la prison à perpétuité, ne peut durer bien longtemps. Saturer un territoire de déchets toxiques, entourer ses villages de collines d’ordures n’est un problème que si l’on envisage le pouvoir comme une responsabilité à long terme. Le temps des affaires ne connaît, lui, que le profit à court terme et aucun frein. » p 336
J’ai également utilisé Google Maps, Google Earth, et Google Street View pour visualiser les lieux, les cartes et les endroits décrits dans le livre.
J’aurais aimé terminer par une note optimiste, mais il se trouve que les chinois sont les premiers élèves de ce système néo-libéral mafieux, ils sont complices et viennent se former pour reproduire le système camorriste en chine, à une tout autre ampleur, comme on peut l’imaginer.
Y’a pas un seul M à consumérisme…
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De rien… 🙂
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Merci Christian.
Pas réjouissant c’est le moins que l’on puisse dire …
Cela me laisse songeur sur l’ampleur de la tâche de reconstruction pour les décennies à venir.
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