Mémoires déclarative et procédurale à la lumière des « jeux de langage »
Les pathologies sont une source importante d’avancées dans la connaissance biologique du cerveau, comme le relate Eric Kandel dans « A la recherche de la mémoire« .
Ainsi l’histoire de H.M. qui fut opéré en 1953 pour être soulagé de crises épileptiques, a permis de mettre en relief une typologie du fonctionnement de la mémoire. Une partie de la surface du lobe temporal ainsi que l’hippocampe fut retiré de son cerveau afin de le soulager de ses crises. L’opération réussi et ses crises devinrent supportables mais, à partir de cette date, H.M. fut incapable de convertir un souvenir récent en mémoire permanente.
Concrètement, H.M. était incapable de soutenir une discussion trop longue car il oubliait au fur et à mesure le début de la discussion. Si vous le voyiez un jour, le lendemain il avait oublié qu’il vous connaissait si vous ne l’aviez pas connu avant son opération.
Brenda Milner qui étudia son cas pendant près de 30 ans déclara :
« Il ne pouvait acquérir le plus petit morceau de connaissance. Il vit aujourd’hui enchaîné au passé, dans une sorte de monde de l’enfance. On peut dire que son histoire personnelle s’est arrêtée avec son opération. »
Pendant de longues années auprès de H.M., Milner avait cru que le défaut mnésique de celui-ci était total, incapable qu’il était de convertir tout souvenir à court terme en souvenir à long terme. Mais, en 1962, elle démontra qu’H.M. était capable de développer une sorte de mémoire inconsciente qui réside hors de l’hippocampe et du lobe temporal méridian.
Par exemple, H.M faisait des progrès en dessin, même s’il n’avait pas le souvenir d’avoir appris a dessiner. Cette capacité d’apprentissage supposait un mode de stockage de la mémoire différente de la mémoire explicite, celle des événements, qui faisait défaut à H.M.
Ainsi, les travaux de Brenda Miller mirent en évidence deux types de mémoire dans le fonctionnement neuronal :
- La mémoire explicite ou déclarative, qui est le souvenir des faits et des événements : les personnes, les objets, les lieux., etc.
- La mémoire implicite ou procédurale, qui sous tend l’habitude, le conditionnement, tout comme les facultés perceptives et motrices comme faire du vélo ou savoir jouer au tennis. C’est cette mémoire qu’H.M. avait conservé.
La mémoire procédurale elle-même n’est pas unique et contient un ensemble de processus dont :
- l’association de sentiments (comme la peur ou la joie) avec des événements, qui met en oeuvre une structure appelée amygdale
- la formation de nouvelles habitudes motrices (et peut-être cognitives) qui fait appel au striatum
- la formation de nouvelles facultés motrives, ou activités coordonnées dépend du cervelet.
Ce qui m’étonne le plus, en découvrant les dernières avancées de la biologie et de la neurologie du cerveau, c’est à quel point elles semblent en phase avec les travaux de Wittgenstein. Celui-ci en effet, au travers de ses réflexions sur l’apprentissage du langage, en est arrivé à distinguer des fonctions simples qui ont un air de famille sans pour autant se confondre.
Il appelle cela des « jeux de langage », indiquant ainsi que parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie. Voici quelques jeux de langages qu’il propose au §23 des Recherches Philosophiques :
« Donner des ordres , et agir d’après des ordres
Décrire un objet en fonction de ce que l’on voit, où à partir des mesures que l’on prend
Produire un objet d’après une description (un dessin) [à rapprocher du cas H.M. évoqué au début de cette note]
Rapporter un événement
Faire des conjonctures au sujet d’un événement
Etablir une hypothèse et l’examiner
Représenter par des tableux et des diagrammes les résultats d’une expérience
Inventer une histoire ; et la lire
Faire du théâtre
Chanter des comptines
Résoudre une énigme
Faire une plaisanterie ; la raconter.
Résoudre un problème d’arithmétique appliquée
Traduire d’une langue dans une autre
Solliciter, remercier, jurer, saluer, prier.
Et Wittgenstein de terminer son paragraphe en écrivant :
« Il est intéressant de comparer la diversité des outils du langage et de leurs modes d’emploi, la diversité des catégories de motse t de phrases, à ce que les logiciens (y compris l’auteur du Tractatus logico-philosophicus [lui-même]) ont dit de la structure du langage ».
A mettre en relief les travaux de Wittgenstein avec les découvertes de la biologie du cerveau, il me semble que les propositions de Wittgenstein peuvent être comprises comme un dispositif expérimental préparatoire à l’expérimentation neuronale. Un peu comme les travaux de Freud qui peuvent être compris comme une science biologique du cerveau, mais par hypothèse.
Par exemple, il serait intéressant de distinguer, à la lumière du « jeu de langage » wittgensteinnien, les modalités de sollicitation de la mémoire selon qu’elle est déclarative ou procédurale, tout en maintenant le concept de rétention forgé par Husserl et repris par Stiegler.
La transdisciplinarité a, je le crois, beaucoup de vertus si on accepte de se laisser guider par son flair.
Sûrement des idées stimulantes dans le livre de Carlo Severi
http://www.carloseveri.net/
« Le Principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire », éditions Rue d’Ulm, collection «Æsthetica» (372 pages, 96 planches)
http://www.presses.ens.fr/
«L’ouvrage de Carlo Severi, « Le Principe de la chimère » […] présente les résultats d’une vaste enquête anthropologique menée en Amérique indienne et en Océanie, qui démontre qu’il existe une voie de la représentation chimérique par laquelle s’inventent des arts de la mémoire non occidentaux.»
[Reply]
Si je peux me permettre un entretien audio avec Carlo Severi a propos du Principe de la chimère, une anthropologie de la mémoire. Ceci ne remplace en rien la lecture du livre mais donne un aperçut des travaux.
Entretien en écoute dans la revue radiophonique A Bout de Souffle
http:/:audioblog.arteradio;com/a-bout-de-souffle
Christian : quel marketing actif Emmanuel ! Mais c’est pour la bonne cause alors …:-)
[Reply]
Une piste de réflexion à explorer, avec son accent sur la médiation des signes et la prise en compte de la dimension historique des langues ?
http://edel.univ-poitiers.fr/corela/document.php?id=1659
[Reply]