Quand la musique est bonne

C’était en 2005, je me rendais au siège social d’une major de la musique. J’étais en mission pour un directeur et je venais faire mon rapport de mission.


Il me reçoit dans son bureau cosy, avec chaine HiFi, musique d’ambiance et pile de CDs un peu partout.

Je venais lui annoncer les résultats de mon investigation sur la possibilité de prédire les ventes d’album de musique. Auparavant j’avais rencontré des éditeurs logiciels, fait des benchmark avec des industries présentant des similarités comme le jeu vidéo, l’édition, et la mode, discuté et échangé avec des universitaires et des chercheurs (on ne sollicite jamais assez les universitaires dans le conseil).

– La prédiction des ventes de bien culturel n’est pas possible lui dis-je (çà c’est pas bien, un consultant doit toujours dire c’est possible)
– Vous êtes sûr ? Pourtant on devrait pouvoir faire quelque chose, sans chercher la solution idéale, ne serait-ce qu’avoir des approximations qui pourrait diminuer nos stocks et nos rebuts, non ?
– Mais, dis-je, pourquoi voulez-vous prévoir les ventes puisqu’aujourd’hui plus que jamais vous faites les ventes et vous dites à vos clients ce qu’il doivent acheter.
– Oui, mais on peut se planter, et même si l’on sait faire des succès on ne sait pas en mesurer l’amplitude pour adapter notre outil de production.
– Est-ce vraiment important sachant qu’à court terme vos revenus se feront sur les ventes en ligne, donc sans avoir à produire des CDs physiques ?
– C’est juste mais tout d’abord les ventes en ligne n’ont décollées que tout récemment et sont encore marginales, ensuite c’est justement parce que le volume de CDs physiques diminue que les stock et les invendus pèsent encore plus lourd proportionnellement.
– Bien, dis-je, alors si vous voulez mieux gérer et prévoir vos ventes il faut faire deux choses :
1. Tout d’abord utiliser des outils de veille et d’indexation de l’ensemble des sites proposant des lieux d’échange, de discussion et de publication ayant un rapport avec la musique. De là sorte vous pourrez tâter le pouls de l’opinion en utilisant des outils de text-mining pour générer des concepts, des mots clé et des tendances. En exploitant bien ces résultats, vous pourrez corréler les propos sur la musique avec le chiffre des ventes grâce à l’accès à un nombre d’informations sans commune mesure avec celles dont vous disposez jusqu’à présent.
2. ensuite il faut une ontologie aux normes du web sémantique pour accompagner le public dans la découverte de votre catalogue. Les amateurs seront attractif à votre catalogue grâce aux focntionnalités d’accès à l’information sur la musique. Par exemple identifier rapidement l’ensemble des morceaux auxquels un bassiste jazzman peu connu a participé. Ainsi vous accompagnerez et amplifierez le phénomène « Long Tail ». Comme la consommation est une pratique qui est guidée par les symboles autour des produits, autant organiser au mieux ces symboles.
– Oui, mais cela fait beaucoup de choses. Voyez-nous, ce que vous me proposez me semble très novateur, et l’ensemble des majors n’aiment pas l’innovation, ou plutôt ne sait pas ce que c’est que l’innovation. On sait ce que « nouveau » veut dire, mais pas ce qu’ « innovant » signifie. Notre métier c’est la promotion pas l’innovation.
– Oui, peut-être , mais vous savez que votre métier est en mutation accélérée !
– De toute façon ce n’est plus possible, dans l’actualité qui est la nôtre, toute notre attention et nos budgets vont vers la chasse aux pirates et la mise en place de DRM, et puis nous allons fermer notre site de vente en ligne. iTunes, qui est notre partenaire, n’accepte plus que nous puissions vendre nous-même nos productions.

Ce directeur de l’époque était un homme intelligent avec un vrai charisme, et une capacité de coup de gueule qui pouvait terroriser ses interlocuteurs.
La discussion avait été très intéressante et, en sortant, je me suis dit la chose suivante :

« Si j’arrivai à convaincre toutes les personnes de cette entreprise, je n’arriverai pas pour autant amener une prise de décision : la somme des parties ne sera jamais égale au tout. »

Quand chacun reste persuadé de ce que pense l’entreprise dans sa globalité, ou du moins dans sa majorité, personne ne prend de décision qui irait à l’encontre de cette croyance.
Et c’est souvent à ce moment de l’histoire que le mur arrive.

Je me posais une question. Est-ce-que la peur de l’innovation que tu décris dans ce billet est un mal français ? est-ce-qu’il relève d’une culture national ? Ou est-ce-que cela dépend des domaines d’activités ?

J’ai toujours l’impression que beaucoup en France ne comprennent pas que l’innovation est une garantie à long terme, alors que les autres pays ont plus cette culture.

[Reply]

Je ne sais pas, mon expérience est très franco-française. Car même avec des compagnies étrangères, je ne travaille que pour leurs filiales françaises. J’aurai donc du mal à faire des comparaisons internationnales.

Ce qui me semble le plus « bloquant » c’est l »idée selon laquelle innovation=révolution (on aime bien parler de révolution et de rupture en France). Dans cette égalité, la notion de rupture que comporte l’innovation paralyse certainement la prise de décision.

Si au contraire innovation=évolution, on est dans un schéma plus pragmatique, où l’essai et le test sont possibles.
Ce que je peux dire, c’est que la notion d’essai, de test, voire de solution « beta » est quelque chose que font rarement les grandes sociétés française dans le domaine des technologies relationnelles. Essentiellement parce que les décideurs méprisent la technique. Eux décident, la technique suivra. Dans une ancienne note, j’avais rapporté un propos de Michel Bon, acien PDG de France Telecom (quand même), qui disait « La technique, moi, j’en ai rien à foutre ».

[Reply]

 

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