7 Juin 2009, 2:34
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Menaces sur l’innovation

J’ai été invité par l’éditeur CA (il paraît qu’il ne faut plus dire « Computer Associates ») qui, avec le CA Expo09, organisait le 4 juin dernier une journée sur les thèmes de l’innovation et du Lean IT.

Lors de la conférence d’ouverture du matin, en présence de Nathalie Kosciusko-Morizet, Yves Coppens avait commencé par raconter l’anecdote du crapaud fou :

Les crapauds fous ce sont ces batraciens qui, en suivant une direction différente du reste du groupe lors des périodes de reproduction, risquent une fin certaine. Mais ce sont ces mêmes crapauds qui, allant dans une mauvaise direction, explorent de nouveaux territoires, assurant parfois la survie de l’espèce lorsqu’une autoroute coupe soudain les itinéraires menant aux lieux de reproduction des crapauds normaux.

Ensuite, juste après la table ronde à laquelle je participais en début d’après midi, Yves Coppens, encore lui, a fait une allocution sur « L’Innovation au service de l’humanité » où il a retracé les origines de la vie sur terre. Durant son discours, il a beaucoup utilisé l’expression « innovation de la vie » ou encore « innovation du vivant ».

Entre le « crapaud fou » du matin et  » l’innovation du vivant » l’après midi,  je crois qu’il y a eu beaucoup de contre-vérités relatives à l’innovation. A mon sens, il s’agit d’un anachronisme : on ne peut pas parler d’invention ou même d’innovation du vivant, si ce n’est bien sûr de manière métaphorique. Car innovation et invention sont relatifs à la technique, et il n’y a pas de technique dans l’évolution d’une cellule ou dans l’histoire du « crapaud fou ».

*

Mais peut-être faudrait-il commencer par rappeler la distinction entre invention et innovation. C’est donc fort à propos que Telerama publie une interview de Stiegler à propos de l’innovation dans laquelle ce dernier rappelle que :

« Il n’y a pas d’innovation sans invention, mais il existe beaucoup d’inventions qui ne produisent aucune innovation. L’innovation consiste à socialiser des inventions technologiques, elles-mêmes issues de découvertes scientifiques. Innover, c’est produire du nouveau (méthodes, objets, services) pour l’installer sur un marché. Et la guerre économique se livre sur ce terrain de l’innovation. France Télécom a largement contribué à établir la norme GSM (en téléphonie mobile), mais c’est Nokia qui l’a socialisée, donc qui a été innovante. Le Cnet (Centre national d’études des télécommunications), ancêtre d’Orange Labs, était un des meilleurs laboratoires de recherche au monde. Mais en France, où il y a d’excellents chercheurs, le management ne sait pas valoriser la recherche – le nez collé sur le court terme, il accuse d’autant plus les chercheurs de conservatisme qu’il manque de vision de l’avenir et refuse de prendre des risques. »

L’innovation est un sujet éminemment transverse et interdisciplinaire. Sont convoqués : les sciences, les technologies, l’industrie, la psychologie, l’économique et le social. Et, que ce soit pour de bonne ou de mauvaises raisons, je pense que tout le monde s’accordera à dire que l’innovation est le moteur de l’économie du capitalisme industriel, ce qui explique au passage la gloire posthume grandissante de Joseph Schumpeter�.

Mais si l’innovation est le moteur de l’économie, que se passerait-il si elle venait à ne plus pouvoir s’exprimer ? C’est en effet ce qui menace le système des brevets sur lequel repose les industries de l’innovation, et à propos duquel j’aimerais attirer votre attention.

Le système des brevets permet de déposer de manière légale une invention afin de se protéger pendant la phase d’innovation pour avoir le temps de socialiser le nouveau produit sur le marché, et de récupérer le fruit des investissements consentis en amont. Mais tout çà, c’est de la théorie, dans la pratique, et ce depuis les années 90, le système des brevets, les fameux « patents », a du plomb dans l’aile.

Si déposer un brevet était un moyen pour se protéger, c’est devenu une finalité en ce sens que s’est développée une activité de gestion et d’acquisition de brevets sans aucun objectif d’innovation à la clef. Cette activité a un nom qui a été popularisé sous le terme de Patent Troll. Le principe est le suivant : il s’agit d’acquerir des brevets non pas pour développer des innovations mais pour faire payer ceux qui utiliseraient les inventions brevetées. Les principales cibles sont les grands groupes industriels des technologies qui ont les moyens financiers et industriels d’innover : Microsoft, Apple, Intel, etc.

En réaction à cette menace, l’activité de dépôt de brevet a connu une croissance exponentielle chez ces grands industriels. Ainsi Microsoft a atteint cette année le chiffre aberrant de 10 000 brevets déposés, dont la moitié ont été déposé durant les deux dernières années. Cette activité à part entière est assurée chez Microsoft par un département d’une centaine de personnes comprenant une quarantaine d’avocats spécialisés.

Autres noms donnés à ces « Patent Trolls » : non-practicing entity (NPE), non-manufacturing patentee, patent marketer, ou patent dealer dont le tableau ci-dessous en recense les principaux avec le nombre de brevets à leur actif et le nombre d’actions en justice qu’elles ont initiées :

Christian Harbulot, Directeur de l’École de Guerre Economique, rappelle dans un article de l’Usine Nouvelle le fonctionnement de ces entités :

« La technique consiste à identifier des compagnies innovantes qui, du fait de leur taille trop réduite, ne peuvent assurer une protection adéquate de leurs inventions. Si elles acquièrent bien des brevets pour protéger le fruit de leurs efforts en recherche et développement, le coût lié à la défense de leurs droits ou leurs valorisations s’avèrent trop important. Typiquement, elles tolèrent que de grosses compagnies commercialisent des produits très proches de leurs inventions plutôt que de les assigner en justice du fait des coûts exorbitants pour obtenir gain de cause.
Les NPEs rachètent ces brevets à une valeur bien supérieure à leur valeur reconnue, et menacent les grandes compagnies telles Microsoft, Sony, HP… de les poursuivre devant les autorités judiciaires pour copie de modèles protégés et infraction à la réglementation sur la propriété intellectuelle. Il faut croire que la menace fonctionne puisque Intellectual Ventures arriverait régulièrement à obtenir des compromis, les majors lui signant des chèques de 200 millions à 400 millions de dollars en échange de sa renonciation à entamer procédure judiciaire sur procédures. »

Censés assurer la continuité entre l’invention et l’innovation, le système des brevets n’assure plus aujourd’hui les nobles intentions de Thomas Jefferson :

« The true value of an invention is its usefulness to the public. »

Le système est court-circuité par une activité spéculative qui se développe à l’image de ce qu’on connaît dans la finance. C’est d’ailleurs ce parallèle qu’a récemment fait Andrew Grove, ancien responsable d’Intel, en évoquant un phénomène similaire à celui de la titrisation :

« La vraie valeur d’une invention est de son utilité pour le public. Le système en place dans la Silicon Valley est aujourd’hui de s’éloigner de plus en plus loin de ce principe. Les brevets sont devenus eux-mêmes des produits. Ils sont des instruments de placement négociables sur un marché distinct, souvent motivés par des spéculateurs financiers cherchant le meilleur retour sur leurs investissements ».

Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : ceux qui dénoncent les dérives du système des brevets sont ceux qui, comme je l’ai rappelé, ont la force de frappe pour industrialiser et promouvoir les inventions.  Intel a la puissance financière et les outils de production pour innover dans les semi-conducteurs, et ce de manière quasi hégémonique. Leur prendre quelques centaines de millions de dollars parce qu’ils violent des brevets c’est aussi une manière de leur rappeler qu’ils jouent de l’innovation pour leur propre intérêt et non pour celui du public auquel en appelle avec un certain cynisme Andrew Grove.

Pour ces groupes industriels, l’innovation reste une menace vis à vis des rentes de situations qu’ils ont acquis, parfois en constituant des quasi-monopoles de fait.

Voici donc un autre chantier d’importance pour la mise en oeuvre d’une économie de la contribution, avec des solutions qui doivent renvoyer dos-à-dos aussi bien les grands industriels monopolistiques des technologies de l’esprit que les prédateurs des « Patent Troll » qui veulent faire du brevet un produit de spéculation.

Merci pour ta lumière dans le grand tunnel

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Merci pour ce super billet. Tu présentes ici une vérité ô combien écoeurante pour nous autres, innovateurs en herbe (ou plus), techno-geeks en tout genre et ingénieurs prêt-à-l’emploi. Celle qu’un job d’ingénieur recherche ne concourt bien souvent pas au bien de l’humanité (c’est mon côté idéaliste…), au contraire.

J’y vais de mon petit témoignage : chez feu les laboratoires de recherche de Motorola, où je n’ai fait que passer avant l’implosion des dits-labos, le fait de produire des brevets faisait partie des objectifs et permettait d’obtenir des primes significatives en fin d’année. Le fait d’innover (i.e. transférer ses inventions vers un groupe produit en vue d’une mise sur le marché) faisait aussi partie des objectifs officiels.

Mais, dans la réalité, il y avait 95% de chances pour cette invention reste à pourrir sur une étagère (invention sans innovation). Quant aux brevets réellement obtenus, ils ne faisaient l’objet d’aucune recherche systématique d’innovation.

D’où l’image que je me suis construite de l’activité de dépôt de brevet : il ne s’agit pas d’une activité offensive dans la guerre économique (gagner un avantage concurrentiel sur le concurrent, grâce au monopole consenti par les Etats, et donc à la capacité de capturer des marchés émergents et donc de répondre aussi à des besoins clients) mais d’une activité défensive, similaire à la constitution d’un champ de mines. L’objectif est de déposer un maximum de brevets pour empêcher les concurrents d’innover et donc de menacer les vaches à lait maison. La finalité du brevet est trop souvent de faire durer la profitabilité de solutions dépassées, d’ériger des murs de protection, de servir l’actionnaire plutôt que le client.

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9 Juin 2009, 12:39
by Francois Dechery

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Très bon article en effet sur la dramatique dérive des brevets US depuis 20-30 ans. Le parallèle avec la dérive de la finance est d’autant plus pertinent à mon avis que ces deux phénomènes se … rejoignent, car ils sont tous les deux pilotés par « l’oligarchie américaine », chère à Paul Jorion, cet économiste-anthropologue français qui travaille aux US depuis très longtemps et qui connaît le monde de la finance et de l’économie américaines de l’intérieur. Il fut l’un des premiers dès 2004 à annoncer la crise des subprimes et ses conséquences, permettant au passage à Wells Fargo d’éviter de sombrer dans le désastre bancaire américain de l’automne dernier. Cette oligarchie existe depuis la création des USA et a tendance parfois à tirer un peu trop sur la ficelle. Point de théorie du complot derrière cette oligarchie qui dirige le monde -les US en tout cas- mais simplement un constat que toute caste dominante livrée à elle-même finit par faire de gros dégâts. Chaque pays a un groupe dominant à un instant donné de son histoire, il faut juste faire en sorte qu’il y ait des limites à leur champ d’action. Or, face à cette oligarchie « privée » américaine, le contre-pouvoir, aux USA, c’est l’Etat! Depuis 20 ans, l’Etat n’a pas joué son rôle de contre-pouvoir face à ce groupe privé dominant. On vient d’en voir les conséquences financières… Les conséquences en matière de brevets sont tout aussi inquiétantes, même si elles sont moins visibles à court terme dans la vie économique.

Un autre commentaire relatif à la nature « défensive » de l’activité des brevets, évoquée dans un des commentaires précédents. Au-delà de cette nature défensive, certaines entreprises utilisent les brevets comme une arme de dissuasion, exactement comme l’arme nucléaire. Elles cherchent en fait à accumuler les brevets qui sont le plus susceptibles de faire peur à leurs principaux concurrents. Pourquoi? Parce qu’il faut être capable de riposter aux attaques de la manière suivante:
– L’entreprise A attaque B sur le brevet X, détenu par A, accusant B de l’utiliser abusivement.
– B contre-attaque en sortant son brevet Y du chapeau, accusant A de l’utiliser abusivement.

Une sorte de version moderne du « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » qui se termine en général par un abandon de la procédure. C’est en tout cas un autre exemple d’activité parasite liée aux brevets, puisque l’on est très loin de la création de valeur ou d’une quelconque forme d’innovation.

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19 Juin 2009, 2:23
by Antoine P.

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Je ne comprends pas l’exemple d’Intel tel qu’il a été choisi. Une grande partie de la force d’Intel réside dans sa production, non seulement sur le plan quantitatif (nombre d’usines) mais qualitatif : les process d’Intel sont parmi les meilleurs au monde. L’excellence de ces process est basée sur le savoir-faire, le talent, d’expérience des ingénieurs d’Intel. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut transcrire sur un bout de papier pour le transmettre ou le partager (brevet, publication ou autre; ce qui empêche d’autant moins, du coup, Intel de déposer ses propres brevets). Donc, d’une part, on ne peut pas accuser Intel de confiscation sur ce plan — pas plus qu’un peintre ne confisque le talent au détriment des autres. D’autre part, s’il y a rente de situation, cette situation est le fruit d’une politique industrielle de long terme, et elle ne me semble pas remplaçable par une version « contributive », parce que cette dernière fonctionne dans le domaine intellectuel, pas dans le domaine des réalisations industrielles.

En d’autres termes, présenter Intel comme une entreprise des « technologies de l’esprit » (sic) est un contresens.

L’exemple de Google serait plus approprié, car les heuristiques et algorithmes de Google fonctionnent dans le domaine du numérique et seraient AMHA facilement diffusables sous une forme exploitable par d’autres.

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C’est une remarque très juste Antoine.

Cela dit, la suprématie de son appareil de production et de ses process, que vous soulignez, peut bel et bien menacer l’innovation.

Dans votre remarque, il y a fort à propos la distinction entre droit d’auteur et droit industriel (brevet). Là, je dois avouer que je n’ai pas travaillé la question, même si je pencherais pour une suppression des brevets au profit des droits d’auteurs accompagnée d’une dépénalisation pour tout ce qui relève des usages à but non lucratif.

C’est certainement cette présupposition qui me fait mettre Intel dans la catégories des « technologies de l’esprit », ouvert à une approche contributive.

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Tres bon article ! Note que si les grands groupes critiquent les dérives des brevets il n’est pas dit qu’il veulent le faire complètement sauter. En effet, je pense qu’il se satisferaient largement d’un système imposant d’exploiter activement son brevet pour pouvoir le défendre. Car ils ne se gênent pas pour utiliser de leur côté les brevets pour mettre la pression sur la concurrence (exemple Microsoft vis à vis des éditeurs Linux).

Alors que dans le domaine du logiciel le monde de l’open-source entre autres défend beaucoup plus un système sans brevets ayant depuis longtemps signalé qu’un grand nombre de brevets déposés ne sont en réalité que des recombinaisons d’idées déjà éculées. Je me rappele du brevet d’une société américaine sur la mesure d’audience Internet (qui nous à attaquée pour violation de brevet) dont le brevet consistait en gros à dire « faire sur Internet comme pour la télé avec la techno de tracking basé sur des APIs publiques de l’Operating System que le premier informaticien venu utiliserait si on lui demande de faire cela ».

Mais ce qui est même plus grave dans le logiciel, c’est qu’on a forcement besoin du passé pour innover pour le futur, et donc si toutes les couches basses sont protégés par celui qui dit prems, alors on arrive vite à la paralysie. Ceci serait immédiatement le cas si les grands acteurs qui tiennent les brevets les utilisaient en justice. Actuellement ils ne le font pas car ils auraient un coup de boomerang dans la figure immédiat. C’est peut-être la meilleure preuve que ce systéme est obsolet en tout cas dans le marché du logiciel.

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Merci pour ton commentaire Ludo.
Et il n’y a pas que dans le soft qu’on a besoin du passé pour innover.
Tu me fais penser qu’il faut que j’écrive quelque chose sur la notion de « couches ».

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