Sur le paradigme indiciaire de Ginzburg (2)

Voici la suite de la note sur les racines du paradigme indiciaire de Ginzburg (1).

Avec Platon, les arts de la conjecture – qui permettent de remonter des effets aux causes en naviguant le long du fleuve du plausible –  furent écrasés par ce désir fou pour une connaissance apodictique (qui présente un caractère d’universalité et de nécessité absolue : une proposition apodictique est nécessairement vraie, où que vous soyez) dont la géométrie est l’emblème. L’induction et l’inférence sont suspectes, elles apparaissent comme hors de la rationalité qui doit procéder par déduction et maîtriser l’enchaînement en cascade des raisonnements vrais.

 

Pour Ginzburg, il est clair que la science Galiléenne du XVII° siècle, avec son paradigme scientifique est en rupture avec ce qu’il appelle les disciplines indiciaires (médecine comprise) :

“Il s’agit de disciplines  éminemment qualitatives, qui ont pour objets des cas, des situations et des documents individuels, en tant qu’individuels, et c’est précisément pour ce motif qu’elles atteignenent des résultats qui conservent une marge aléatoire irréductible.” p. 250

« De ce qui est individuel on ne peut pas parler (individum est inefabile) », dit la devise scolastique : voilà les disciplines indiciaires marquée de leur défaut de scientificité (cf. Le caractère “probable” des sciences historiques selon M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, 1967, pp/ 52-67).

La voie philologique

Mais il est tout de même une discipline indiciaire qui a un statut privilégié, il s’agit de la philologie qui voit naturellement son acte de naissance commun avec l’écriture alphabétique qui transcrivit les poèmes homériques. Cette discipline s’est constituée en gommant au fur et à mesure les caractères accessoires du texte : suppression des éléments liées à l’oralité et à la gestualité, à la graphie des copistes, etc. Tout ceci s’inscrivant dans une logique de “dématérialisation du texte”, car si le texte à besoin de supports pour exister, il ne s’identifie pas à son support.

Et voici que la science des textes, de leur établissement,  de leur critique et de leurs commentaires (Nietsche disait : « J’entends ici le mot « philologie » dans un sens très général : savoir déchiffrer des faits sans les fausser par des interprétations. »), devient l’exemple que prend Galilée lorsqu’il présente sa conception de la science qui ne peut se comprendre si “on n’apprend pas auparavant à en connaître la langue, et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit”, à savoir des “triangles, cercles et autres figures géométriques” :

“Pour le philosophe naturel, comme pour le philologue, le texte est une entité profonde invisible, à reconstruire au delà des données sensibles” p.255

Sons, saveurs et odeurs n’ont pas lieu d’être considérés pour qui veut lire dans le grand libre de la nature ; mais c’est pourtant ce à quoi doivent s’en ternir les médecins. Or il se trouve qu’un d’entre eux, particulièrement brillant, était contemporain de Galilée. Il s’agit de Giulio Mancini dont on vanta à la fois les extraordinaires capacités de diagnostic mais également sa connaissance de la peinture dont il était grand amateur.

La naissance de l’amatorat

Nous avons là l’ancêtre de Morelli, ce peintre de la fin du 19° qui défraya la chronique par sa méthode d’authentification des oeuvres. Mancini fut en effet l’auteur d’un ouvrage sur la peinture qui s’adressait aux amateurs, dont la figure commence à émerger avec le nombre croissant d’expositions de tableaux. Les anglais parlent  de “connoisseurship” (terme intraduisible mais que le me risquerai à traduire par “amatorat”).

Cette amatorat n’existe que parce qu’il s’intéresse aux tableaux à partir de leurs différences, et  en vertu du fait que le propre de l’oeuvre d’art est d’être unique (la reproductibilité technique dont parlera Benjamin n’adviendra que beaucoup plus tard). En se plongeant dans les “caractères” de chaque oeuvre, de chaque époque et de chaque peintre, l’amateur gentil-homme peut inférer des rapprochements et des distinctions qui font de lui un redoutable expert en datation et attribution des oeuvres, à partir d’un savoir fondé sur des détails (cheveux, barbes, yeux) qui font la différence.

L’amatorat et l’ensemble des cultures et des savoirs indiciaires vont connaître un tournant  au cours du XVII siècle :

“On assiste à une véritable offensive culturelle de la bourgeoisie qui s’approprie une grande partie deu savoir, indiciaire et non-indiciaire, des artisans et des paysans. […]

Le symbole et l’instrument central de cette contre-offensive est naturellement l’Encyclopédie”.p. 273.

Chacun peut ainsi accéder aux savoirs indiciaires et plus généralement aux savoirs qui ne se maintiennent que via des corporations ; ces savoirs sont souvent des savoirs techniques, des savoir-faire que l’encyclopédie va formaliser et qui va avoir pour effet de multiplier le nombre d‘autodidactes qui vont faire croître le nombre d’amateurs (ces remarques relèvent surtout de Simondon, quand il évoque le cas de l’encyclopédie dans “Du mode d’existence des objets techniques” pp. 85-112.)

Ginzburg est notamment incroyablement perspicace me semble-t-il, alors qu’il poursuit description de la trame du rapport des disciplines indiciaires aux textes et aux livres, et étendant l’exemple de l’encyclopédie à l’émergence du roman :

“Pour nombre toujours croissant des lecteurs, l’accès à des expériences déterminés se fit, dans une mesure plus grande, par l’intermédiaire des pages des Livres. La roman procura même à la bourgeoisie un substitut et en même temps une reformulation des rites d’initiation – c’est à dire, l’accès à l’expérience en général.

C’est précisément grâce à la littérature d’imagination que le paradigme indiciaire connut à cette période une fortune nouvelle et inattendue” . P273

 

Où l’on apprend l’origine du mot “sérendipité”

Une fable orientale contant les aventures des trois fils du roi de Serendip qui, en interprétant une série d’indices, parviennent à décrire un animal qu’ils n’ont pourtant jamais vu est introduite en europe au milieu du XVI° siècle :

La trame du conte en rappelle maintes autres : un roi cherche qui, parmi ses trois enfants, sera à même de lui succéder. Pour les départager, il les soumet à diverses épreuves pour tester leur sagacité. Ne parvenant à faire son choix, il les encourage à parcourir le vaste monde pour y faire leurs preuves. Mais, contrairement à nos contes européens, dans ces terres persanes, les trois frères resteront unis et, ignorant toute idée de concurrence, mettront en commun leurs talents intellectuels pour résoudre maintes énigmes et aventures. Trouvant ce qu’ils ne cherchent pas, ils mettront en pratique une véritable pédagogie de l’observation et de la déduction. (source)

L’histoire a un succès tel quelle fut reprise par Voltaire au troisième chapitre de son Zadig et, en 1754, Horace Walpone forgea le néologisme, serendipity, pour désigner les “découvertes imprévues, fruits du hasard et de l’intelligence”.

Ginzburg note qu’en 1880, le nom de Zadig était devenu le symbole de cette approche, que Thomas Huxley définit comme “méthode de Zadig”,

“le procédé qui réunissait l’histoire, l’archéologie, la géologie, l’astronomie physique et la paléontologie : c’est à dire la capacité à faire des prophéties rétrospectives. p. 276

Marqué du sceau de la diachronicité et de l’induction qui remonte des effets aux causes, des pans disciplinaires commencent à s’affirmer en marge du paradigme galiléen qui, lui, peut reproduire à volonté les causes dans sa logique à la fois mathématique et expérimentale. C’est l’émergence de ce qu’on appelle aujourd’hui les “sciences humaines”.

 

Mais l’émergence des méthodes indiciaires qui s’attache à l’individuel et aux traits caractéristiques va connaître un développement surprenant avec l’émergence d’un contrôle qualitatif et minutieux de la société de la part du pouvoir étatique. Le contrôle des populations passe par l’identification des caractères spécifiques de chaque individu.

 

Le paradigme indiciaire au service de la société de contrôle

Le nom, les signes particuliers (cicatrices), puis la signature manuscrite, sont autant de procédés visant à établir l’ “identité” des individus.

La méthode des amateurs et connaisseurs qui permettait d’attribuer des oeuvres ou de démasquer des faux était couplée à une pratique de collectionneur. En effet, les amateurs sont souvent des collectionneurs : ils nourrissent leur passion à partir de leur propre collection qui leur permet d’aiguiser leur jugement. Là où un chacun ne verrait qu’une collection de choses identiques, le collectionneur et l’amateur voient dans ces séries identiques des jeux de dissemblance et de différences parfois infinitésimales qui justifient que deux pièces quasi identiques aient chacune leur place dans la collection.

A l’image de ces pratiques, les états vont chercher à cataloguer les individus car le nouveau Code Napoléon, basé sur le nouveau concept de propriété, va avoir tendance à criminaliser certaines classes sociales. Cette nouvelle législation,

“…avait augmenté le nombre de délits punissables et la définition des peines. La tendance à criminaliser la lutte des classes s’accompagna de la construction d’un système pénitentiaire fondé sur la détention de longue durée.”

Seulement voilà , en mettant de plus en plus de personnes en prison et pour des durées de plus en plus longues, on se retrouve dans un cercle vicieux où, la prison produisant des criminels, le suivi de ceux-ci va devenir critique :

“Le problème de l’identification des récidivistes, qui se posa au cours de ces décennies, constitua en fait la tête de point d’un projet global, plus ou moins conscient, de contrôle généralisé et subtil de la société. p. 282

Que l’on pense à Edmond Dantès ou Jean Valjean pour voir à quel point la figure du criminel récidiviste a pesé sur l’imagination du 19° siècle.

C’est très logiquement que des techniques anthropométriques, graphologiques, et enfin les empreintes digitales et jusqu’à nos analyses d’ADN modernes se mettent en place systématiquement dans la collecte d’indices et de traits particulier qui permettent d’identifier un individu, pour également pouvoir les confondre (au sens juridique).

[…]  Cette histoire se poursuit ensuite avec la figure de Galilée au XVII° siècle ; cela fera l’objet d’une prochaine note (la suite) […]

Passionnant
« Médée quel est donc l’oracle? dis le, s’il m’est permis de l’entendre »

[Reply]

 

Répondre à Etienne Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.